Le contrepoint d'Isaac : chronique d'une impossibilité amoureuse (acte V-4)

date_range 06 Octobre 2020 folder Isaac et mademoiselle B.

Acte 5 scène 4 : Isaac ou l’art de ne pas savoir rompre (la punition spinozienne ou comment ma bite et mon esprit se sont ligués contre moi)

Une heure après la terrible scène de rupture, je débarquais chez ma mère. Je dus faire plusieurs allers et retours dans ma voiture pour décharger l’ensemble des traces de ma vie avec mademoiselle B dont je me trouvais désormais le propriétaire honteux. Ma mère ne cacha pas sa surprise :

« Qu’est-ce c’est tout ça ?

- les toiles que mademoiselle B. m’a offertes, et les cadeaux que je voulais lui faire »

Elle regarda rapidement le tableau aux lucioles :

« C’est beau !

- Oui mais il faut que je dépose ça en lieu sûr

- T’inquiète, on trouvera de la place »

Je déposais ensuite le magnifique fardeau au grenier, de manière assez discrète afin que Victoria ne puisse pas tomber dessus à l’occasion d’une future venue chez ma mère.

Puis, nous avons parlé. Je racontai à ma mère la scène de rupture. J’étais vidé, malheureux d’avoir fait souffrir mademoiselle B, pour qui je conservais une affection intacte, mais malgré tout soulagé d’être parvenu à mettre fin à cette situation devenue malsaine. Je lui fis également part de mon souhait de sortir du mensonge avec Victoria. Ma mère écoutait, inquiète mais bienveillante. Ma tristesse était une réaction humaine, selon elle, et elle m’avoua que Mademoiselle B. lui faisait de la peine.

Devais-je adresser à mademoiselle B. un signal d’affection, l’assurer de la sincérité de mon amour pendant tous les mois que l’on a vécu ensemble ?

« Je ne sais pas trop, répondit ma mère. Tu peux au moins essayer de la revaloriser narcissiquement. »

Autre fait marquant, elle approuvait mezzo voce mon souhait de sortir de l’ambiguïté avec Victoria même si elle continuait de penser que c’était dangereux. La discussion embraya d’ailleurs assez vite sur Victoria. Ma mère conservait son amour quasi filial pour sa belle-fille mais cette dernière devait prendre conscience du danger de notre relation écrite en pointillés dans laquelle le désir s’était étiolé… Avant toute chose, nous devions sonder nos âmes respectives pour être sûr de vouloir continuer à faire notre vie ensemble.

Je lui répondis que cela ne faisait aucun doute, que l’on devait désormais passer à une nouvelle étape de notre vie, que ma rupture avec mademoiselle B. était le point de départ de notre révolution de couple. Victoria semblait prête, pour sa part, à s’engager dans un projet de vie commune incluant l’achat d’une maison.

Ma mère dont les origines prolétariennes et la misère infantile avaient attisé son obsession pour la propriété du logement approuva avec enthousiasme cette perspective.

En revanche, le visage de ma mère se figea lorsque je lui annonçai avoir donné de l’argent à mademoiselle B. pour l’aider à surmonter ses galères de travaux.

« Combien ?

- Cinq mille euros

- Quoi ?! Mais t’es complètement cinglé ! »

Regard indigné et réprobateur. Je sentis la honte monter en moi.

En effet, c’était de la folie et je ne me doutais pas encore que cette donation viendrait contrarier, dans quelques semaines, le processus de deuil que j’avais entamé et qu’il serait à l’origine d’une terrible rechute.

Dans l’immédiat, je devais tenter de me réconcilier avec ma conscience et tenter d’offrir à mademoiselle B. un témoignage de mon affection. Un hommage sincère, profond et désintéressé à la munificence amoureuse de mademoiselle B.

Je pris congé de ma mère et m'en fus à l’étage pour tenter de prendre en photo la toile aux lucioles. Le tableau serait la base graphique de ma future affiche de groupe. Cela faisait des mois que j’avais en projet de refaire une affiche et une précédente tentative avec un dessinateur professionnel s’est transformée en un fiasco presque comique face à l’immensité du fail. J’avais dû interrompre la collaboration et lui verser la moitié de la somme prévue pour rémunérer le travail réalisé. C’est le risque du métier mais ça m'a fait mal au cul. J’avais ensuite proposé à Victoria d'élaborer la trame graphique de mon affiche. Elle s’était montrée très enthousiaste. Mais à ce jour, la production de Victoria se résumait à des idées lumineuses et prometteuses dans son cerveau dont la seule concrétisation consistait en un aplat rouge sur une toile de moyen format.  

Je galérai pendant près d’une heure pour prendre en photo la toile aux lucioles en raison des reflets causés par la peinture noire utilisée par mademoiselle B. J’y parvins tant bien que mal et je composai dans la foulée le numéro de mon plus vieil ami, mon-compère-à-la vie-à-la-mort, #le_djé.

« Salut, j’ai un très grand service à te demander. Je viens de rompre avec mademoiselle B. et tu imagines que je suis un peu secoué.

- Oh merde ! Tu vas bien ?

- ça peut aller. C’était malheureusement inéluctable. Cela dit, j’aimerais que tu m’aides pour faire l’infographie de ma future affiche à partir d’un tableau qu’elle a peint.

- Je peux essayer de te filer un coup de main mais je te promets rien. Envoie-moi l’image et je te ferai une maquette.

- Donne-moi ton budget. Je sais que c’est du boulot et que tu es déjà overbooké.

- Tu plaisantes ! Et puis si c’est que de l’infographie, c’est pas trop de taf ».

Quand il découvrira la photo du tableau, il me confirmera que mademoiselle B. a fait un très beau boulot, très réussi et qui cadre parfaitement avec notre ambiance de groupe. Il s’inquiètera tout de même de la réaction de Victoria à la découverte du résultat.

« Il est évident que je ne pourrai pas dire que ça vient de mademoiselle B. En fait, je prétexterai que le graphiste à qui j’avais commandé l’affiche m’a finalement fait une nouvelle proposition. »

Après avoir raccroché, je me suis mis à contempler les deux tableaux dans l’intimité de ma chambre d’adolescent. J’ai ensuite pris entre les mains le second tableau qu’elle m’avait offert, ce condensé d’évocations de notre parenthèse confinée enchantée. Je fixais, attendri, les moindres détails du montage complexe fait des reliques de notre bonheur confiné. Je devais essayer d’en découvrir le mystère. Mes yeux s’arrêtèrent sur une inscription ésotérique que je ne parvins pas à déchiffrer distinctement :

Shery razevacherannoy maktie (?)

(Une formule magique d’Harry Potter ? Il faut dire que mademoiselle B. faisait de cette partie de l’Humanité qui considérait qu’Harry Potter avait révolutionné la littérature de l’imaginaire et la littérature tout court. Nous avions eu des discussions passionnées sur le sujet, étant pour ma part assez hermétique au phénomène social et culturel qui entoure l’œuvre de J.K Rowling. Au moins, admettais-je, avait-elle avait permis à des millions de branleurs abrutis par les écrans de comprendre comment on tourne les pages d’un livre.

Instinctivement, je compris que le cadre en verre était suspect. Sans trop savoir pourquoi, je m’attelais frénétiquement à retirer une à une les agrafes qui fixaient la plaque de verre. Lorsque je découvris l’envers du tableau, quelle ne fut pas ma surprise !

J’y trouvai un véritable trésor. Des enveloppes collées contenant plusieurs textes :  une lettre d’amour manuscrite, les plus beaux articles de son blog consacrés à Isaac, une lettre de Saint-Valentin qu’elle n’a jamais souhaité (osé ?) m’envoyer.

En lisant sa lettre manuscrite je fus assailli par l’émotion. Mademoiselle B. y délivrait un témoignage d’amour dévastateur magnifié par un lyrisme brûlant, quelque peu amoindri par ses fautes d’accord légendaires, mais qui, dans l’instant, m’attendrirent. Je venais de prendre la foudre sur la tête.  La découverte de sa lettre fantôme de Saint-Valentin de même que la re-découverte de ses textes de blog écrit au commencement de notre relation, achevèrent de m'anéantir. J’avais une boule dans la gorge, les yeux rougis et surtout un sentiment de culpabilité poussé à son paroxysme.

Par-dessus tout, mon cerveau a commencé à m’adresser des informations contradictoires et dangereuses :

« Tu es un monstre, fais machine arrière – Non, assume ta résolution de rupture – Dis-lui que tu l’aimes – Non, c’est criminel, il faut la laisser tranquille pour qu’elle fasse son deuil – Crache le morceau à Victoria – Et si B. T. avait raison ? »

Mon esprit s’arrêta un instant sur cette évocation subreptice de B. T. Ce dernier est un vieux camarade de militance, figure charismatique de la gauche républicaine radicale, homme de réseau impressionnant mais dont le caractère épouvantable l’a invariablement amené à se brouiller un jour ou l’autre avec à peu près tout le monde… sauf avec moi. J’ai toujours su manœuvrer pour supporter son égo surdimensionné en le laissant m’exploiter à chaque fois qu’il en avait besoin pour mieux en tirer quelque avantage, en particulier pour bénéficier de son réseau impressionnant. J’ai notamment accepté qu’il appose son nom sur mon ouvrage alors qu’il n’en a pas écrit une ligne. En contrepartie, il m’a toujours apporté son soutien et il a contribué à accroître la diffusion de mon livre. Je suis à ce jour la dernière personne sur terre à ne jamais m’être querellé avec lui, en dépit de longues périodes de prises de distance.

B. T est aujourd’hui un septuagénaire sur le retour dont les excès et le manque d’hygiène ont eu raison de son sex-appeal. Toutefois du temps de sa grandeur passée B.T. était une sorte de Don Juan, polyamoureux assumé, ce qui ne manquait pas participer de sa légende personnelle dans le microcosme où il évoluait. Le jour de son mariage, lui et sa femme ont ri de bon cœur lorsque le maire leur a demandé de se promettre fidélité. A ce jour, ils sont toujours mariés et B.T. a eu deux enfants avec son épouse. Mais il a toujours vécu en couple avec deux autres femmes avec qui il aurait eu également des enfants. B.T. et ses trois femmes ont maintenu à travers les années une relation amoureuse durable mais variable. Polyamour accepté de tous, bien que cloisonné dans les alcôves de leur vie sentimentale. Ou plus simplement, B.T était-il trop insupportable pour pouvoir être l'homme d'une seule femme? De facto, les trois femmes de B.T. se connaissent mais ne se sont jamais fréquentées. De leur côté, il semblerait que les femmes de B.T. ont également joui d’une vie amoureuse libre et partagée.

Cette digression à propos de B.T. n’apporterait rien à mon récit si elle ne traduisait l’état de doute dans lequel je me trouvais suite à la lecture des témoignages d’amour de mademoiselle B. Après tout, ne pouvais-je pas moi aussi accepter d’aimer deux femmes. Différemment, mais d’un amour authentique. Certes, il y avait deux obstacles qui compromettaient une telle perspective : Victoria et mademoiselle B. Pour celle-ci, accepter mon polyamour serait un choix par défaut, mais elle pourrait l’accepter au vu de son propre besoin d’amour. Pour celle-là, la chose serait beaucoup plus difficile à avaler. Il lui faudrait tout d’abord digérer l’annonce que je m’apprêtais à lui faire, encaisser la blessure narcissique de s’être fait tromper. Je doutais sérieusement qu’elle accepte une telle perspective qui entamerait sérieusement son amour propre et sa dignité de femme.

Le souhaitais-je moi-même, au demeurant ?

Je crois rétrospectivement que je n’y ai jamais cru et que je n’ai jamais désiré une telle éventualité polyamoureuse, que j’aurais été incapable de gérer à moins d'accepter d'y perdre ma santé mentale. Mais j’étais totalement déboussolé, et dévasté par le doute.

D’un côté, je ne voulais pas abandonner mademoiselle B. à ses démons ; je voulais lui offrir le témoignage de mon amour sans pour autant remettre en question mon désir ardent de mettre fin à notre relation toxique. Mais comment être à ses côtés tout en refusant son amour ?

D’un autre côté, je ne voulais pas que Victoria s’en tire sans prendre conscience des conséquences concrètes de notre crise de couple. Elle avait fait des efforts notables et m’avait également apporté des gages précieux d’amour. Mon amour pour Victoria était intact sur le fond et j’avais pris conscience de la fonction cruciale qu’elle exerçait sur mon équilibre personnel. Mais elle ne pouvait pas en tirer une victoire à la Pyrrhus. Elle devait savoir que j’avais aimé une autre femme, et que son rapport introverti à la sexualité et au désir n’y était pas pour rien. Elle devait descendre de son piédestal, piédestal sur lequel je l’avais moi-même installée, soit-dit en passant.

C’est dans ce contexte de bouleversement mental que je me suis fendu d’un premier texte que j’ai envoyé à mademoiselle B. Le lendemain. Un message dont le titre écrit en yiddish (translittéré) signifiait « douleur » et « amour ». Un texte dont je soupesais scrupuleusement les mots. Il faut dire que je marchais sur des œufs : lui réécrire juste après lui avoir asséné un aussi violent coup de massue pouvait sembler malsain ou pire, un énième revirement de ma part. Je voulais en premier lieu adresser un texte réconfortant après notre scène de rupture. Lui exprimer la mélancolie teintée de nostalgie que j’avais ressentie à la lecture de ses textes d’amour désespérés. Lui dire que son tableau aux lucioles accompagnerait désormais ma vie d’artiste, non par compassion ou parce que je me sentais redevable, mais parce qu’il était le visuel que j’attendais tant. De plus, sa dimension personnelle et symbolique lui conférait une valeur inestimable à mes yeux.

En vérité, je m’étais figuré que mademoiselle B. avait été tellement affectée par notre rupture qu’elle déciderait de couper les ponts définitivement avec moi. Elle ne me répondrait pas ou au mieux de manière haineuse, c’était normal et entendu. Dans ce contexte, je fis le choix de lui adresser des mots forts, lui signifier à quel point elle comptait pour moi et que cette rupture avait été un déchirement. Un déchirement nécessaire, certes, mais un véritable crève-cœur. Je voulais également revenir sur les circonstances qui m’avaient poussé à accélérer ma décision de rompre, inférant à tort qu’elle souhaitait cette issue autant que moi :

 » Je vivais avec la culpabilité de te faire souffrir. Désormais s'y ajoutent la tristesse et l'émotion d'avoir quitté une femme que j'aime. [..]. Certes imparfaitement et égoïstement. Pas suffisamment pour te promettre la perspective de la vie conjugale mais je t'aime d'une amour sincère, profond et véritable. Quand on sait que je me suis toujours promis de ne jamais dire "je t'aime" à une femme, tu peux mesurer le poids des mots que je t'écris.

 Toutefois, je m'interroge sur un point. Dans quelle mesure n'as-tu pas toi-même précipité le dénouement cruel de notre relation. Ce texto où tu me disais que tu ne me pardonnais pas, que tu avais besoin de t'acquitter de ta dette (sous-entendu pour passer à autre chose), que tu ne savais pas si tu souhaiterais encore me parler après cela... Et cette mise en cause de mon honnêteté ?

 J'y ai lu, peut-être à tort, un message fort et clair. Tu ne supportais plus la situation et, de surcroît, tu n'acceptais plus mon double jeu et selon toi, mon manque de transparence. J'y ai perçu un signal de rupture univoque. Et tu me forçais à prendre mes responsabilités. A assumer que notre relation, du moins celle que nous avions jusque-là, était cruelle, douloureuse et déséquilibrée pour toi. Tu me disais en substance qu'elle devait cesser car je ne pourrais jamais être à la hauteur de tes attentes. De ton souhait d'exclusivité et de pleine lumière de notre relation. De n'avoir pas pu choisir entre deux femmes, de t'imposer le rôle de femme de l'ombre, et désormais de ne pas lever le voile sur mes temps passés avec Victoria. Ton texto indiquait que tu souffrais et que tu m'en voulais. Tes passions tristes transpiraient et me mettaient en cause frontalement. Pouvais-je une nouvelle fois esquiver ? Non.

 J'ai longtemps attendu que tu me quittes, ou mieux encore que l'on se quitte en bon terme d'un commun accord. Cela me semblait l'issue la plus logique et la plus raisonnable. Mais tu n'as pas voulu. Il ne me restait dès lors d'autre alternative que d'endosser la responsabilité de notre rupture. En lisant ton texto, âpre, j'ai supposé, sans hésitation, que c'est ce que tu attendais. Cruel destin. Car ce n'était pas ce que je souhaitais. 

 Au vu de ta réaction et des larmes sur tes joues, j'en viens à douter aujourd'hui que c'est ce que tu souhaitais. Je suis encore horrifié d'avoir provoqué un tel déluge de tristesse chez toi. Je suis inquiet et totalement affligé. Et je suis hanté par ton chagrin.

Et maintenant ? poursuivais-je. Je pense que c’est à ce moment que j’ai gravement déconné. Grisé par mon propre lyrisme, la suite de mon message se voulait amoureux, il ne fut que l’expression de ma coupable ambivalence. Un texte à double niveau de lecture, jouant de l’ambiguïté intrinsèque aux questions morales et dont le nœud épistémologique se résume ainsi : tout ce qui est possible est-il nécessairement souhaitable ? Poser la question, c'est déjà y répondre.

Je voulais lui faire toucher, une nouvelle fois, les contours de notre impossibilité amoureuse. J’avais certes une folle envie de mademoiselle B. Je brûlais d’être à ses côtés mais continuer notre relation comme avant nous amènerait inéluctablement à nous déchirer, à nous faire du mal. Je ne voulais pas être sa prison mentale et sentimentale. Car je n’avais aucune intention de quitter Victoria.

Thèse (tropicale) …

» Dans l'immédiat, j'ai une folle envie de te serrer dans mes bras, de te consoler, de faire l'amour avec toi, de fêter ton anniversaire en amoureux et t'offrir tes cadeaux. Si tu me demandais de nous voir, je ne pourrais résister longtemps à l'idée de te retrouver le plus vite possible et tenter d'oublier ce mercredi 21 mai. Pas par pitié. Simplement car j'en ai très envie et que je ne peux me résoudre à ne plus te voir. Nous avons tellement de choses à partager, et d'innombrables explorations communes à continuer. Notre route vers le plaisir a atteint des sommets ces derniers temps et j'ai pourtant le sentiment que nous sommes restés au milieu du gué. Jamais je n'ai partagé de tels moments d'intensité et d'intimité charnelle avec quelqu'un. Jamais. Et bien sûr que je voudrais que ça continue, encore et longtemps. Tout simplement, car cela participe de mon équilibre personnel depuis 9 mois.

 Je voudrais aussi te voir peindre, que tu m'apprennes à tenir un pinceau. Que tu me parles encore de littérature de l'imaginaire. Et que tu m'écoutes encore deviser sur le sens de la vie, la société, la franc-maçonnerie en te disant parfois que je dis des conneries. T'envoyer des morceaux de musique. […]  Toutes ces petites choses qui ont égayé nos moments passés ensemble. De bonheur pur.

Antithèse (arctique) ...

» Mais est-ce bien raisonnable ? Ne retomberions-nous pas dans le même piège. Reculer pour mieux sauter et de plus haut cette fois. T'imposer une relation en pointillés, te voir souffrir en raison de mon refus d'engagement avec toi ? Continuer à me cacher, à prendre des risques, à rayer le nom de Victoria de nos discussions (donc une partie de ma vie) tout en comprenant que je dois te prévenir quand je suis avec elle ? Et, pour moi, de supporter le poids psychique de cette vie schizophrénique qui me pèse ?

Mais la question la plus importante ne se situe pas là : serais-tu prête à accepter cette situation encore davantage ? […] Serais-tu prête à accepter les termes de ce contrat déséquilibré, sans me le reprocher au surplus ?

 En réalité, je suis terrorisé par l'idée de t'enfermer dans une situation qui t'empêche de te projeter pleinement dans ta vie. De faire des rencontres, de vivre tes expériences, jouir de ton indépendance dont tu ne mesures pas la valeur, avoir d'autres amants ? J'ai au contraire le sentiment de t'aliéner à ma personne et cela m'a toujours angoissé faute de pouvoir t'offrir ce que tu attendais de moi. Mais c'est toi et seule qui décides du sens que tu veux donner à ta vie […]

 J’étais sur une ligne crête, je savais que je pouvais tomber à chaque instant. Jusque-là j’avais gardé l’équilibre. Je lui disais que je l’aimais mais sans me compromettre. J’étais parvenu à éviter le piège des faux espoirs. Et patatras j’ai glissé.

Synthèse (stratosphérique) …

» Alors était-ce un adieu ou un au revoir ? 

 A toi seule d'en décider. 

 Si tu souhaites que je sorte définitivement de ta vie, je respecterai religieusement ton choix. Ton silence suffira pour me le signifier. Il nous restera les souvenirs heureux de notre belle aventure.  Et dans un premier temps, à surmonter le chagrin. Le tien et le mien.

 [...]

 Quoiqu'il en soit, le plus sage est de laisser un peu de temps au temps. Je n'attends aucune réponse de ta part, même si je la souhaite ardemment, au fond de moi, même si elle devait être brutale. Je ne veux te forcer à rien et souhaite te laisser en paix si c'est que tu veux. Peut-être nous reverrons-nous vite, plus tard, peut-être jamais. 

 Par ailleurs, cette situation m'amène à penser qu'il est nécessaire que j'aie une nouvelle discussion avec Victoria. Lever partiellement le secret. Afin qu'elle prenne conscience que j'ai fait souffrir une femme en partie pour elle. […]

 Mais je pense très fort à toi. […]

 Je t'embrasse tendrement et très tristement

La réponse de mademoiselle B. parvint dans ma boîte mail, deux jours plus tard. J’étais fébrile en ouvrant le message. Quelle ne fut pas ma stupéfaction ! Un très long message, riant et doux, étonnamment serein, empli d’un amour nullement entaché par notre scène de rupture. Mais également un message sous forme d’aiguillon planté dans ma moralité.

Son émotion de voir sa toile se transformer en affiche de mon groupe, sa joie que je sois parvenu (si vite) à percer le secret de son collage, quelques indices sur la phrase énigmatique en pied du dessin ("Les meurtres de Molly Southbourne" de Tade Thompson m’indiqua-telle)… Mais surtout la grandeur de son cœur :

» […] je n'ai fait que cela, depuis le début : te donner des preuves d'amour. […]. Simplement parce que c'est Celle que je suis : une personne qui vit intensément, avec passion, et qui souhaite être la plus sincère possible.

 Je voulais m’accrocher à l’idée que mademoiselle B. avait précipité la rupture. Las !

» Tu me demandes si j'ai précipité la fin de notre histoire.

 Ma première réponse sera un "non" catégorique.

 Je nuancerai toutefois ensuite, m'interrogeant sur la possibilité inconsciente d'avoir été résigné dès le début du confinement, persuadée que le déconfinement apporterait la fin de notre histoire, me sentant inférieure à l'Intouchable, qui, Elle, s'est rendu utile pendant cette période. Ai-je pu me persuader assez fort de cette fin annoncée au 11 mai pour provoquer cela ? […]

Je ne peux jurer de rien, dans un sens ou dans l'autre.

En revanche, je peux expliquer la démarche consciente.

Petit couplet (un peu chiant) sur son sentiment d’avoir été trahie par mon mensonge (ou demi-mensonge), son obsession pour la vérité, ou du moins pour la sincérité. Elle est primesautière, ne calcule pas, son message excédé n’était nullement un appel à la rupture :

» Ce message attendait une réponse. Un geste de ta part, une main tendue. Un pas dans ma direction.

 Puis elle cesse de se justifier pour m’interpeller directement sur le sens de la vie, et la fonction vitale de la passion qui aurait, selon elle, déserté mon existence.

» La question qui me semble surtout importante, c'est de savoir qui tu es, et qui tu veux être. Tu prétends être un homme de passion(s), veux-tu être cet homme ?

En réalité non, car tes choix sont dictés par la sécurité, et une forme de confort.

 Tu avais évoqué le fait que tu souhaitais changer de vie, choisir ce que tu voulais être après 40 ans. D'où ta crise de la quarantaine.

 Et pourtant, tu restes le même. Accroché à cette sécurité sécurisante. La passion passe après. La sensation passe après le sentiment - et pourtant, la vie n'est-elle pas justement une explosion de sentiments et de sensations ?! Sans parler d'émotions et de passions ? C'est quoi être vivant ?!

 Oui, je le dis et le redis : je crois qu'une vie doit être intense, qu'une relation doit l'être. Si je réfute le fait qu'un couple perd sa passion, c'est parce que je crois - non, je suis sûre ! - que je suis une personne incapable de vivre à moitié, qui ne sait que vivre les choses intensément. […] La passion s'entretient. La passion mute, glisse, se transforme, et une relation peut rester intense, car il appartient à chacun de vivre pleinement. Faut-il s'en donner la peine...

Maintenant elle me confronte à la question centrale, quasi-ontologique : qui est-elle pour moi, qu’a-t-elle été jusqu’à présent ? Elle s’est donnée corps et âme pour être celle qui réveillerait l'élan vital que la routine conjugale de ma vie avec Victoria avait sacrifié sur l’autel de la sécurité matérielle et affective. Pourtant je faisais le choix de la raison contre la passion. Victoria la sécurisante triomphait de mademoiselle B. la passionnée. Désespérant.

» […] tu m'as quittée parce que tu as passé un weekend parfait, que tu as réalisé que Victoria cochait toutes les cases, et que tu voulais faire ta vie avec elle. […] Question que je me posais d'ailleurs depuis longtemps : si elle a répondu à toutes tes attentes, qu'est-ce que je fais encore là ?! Je suis l'intruse, je suis de trop. C'est ce que tu t'es appliqué à m'asséner - et je le savais sans doute déjà.

 Il y a deux jours je n'étais plus personne.

 Qui suis-je à présent ?

Et de m’étriller très justement sur mon ambiguïté coupable qui n'était pourtant guidée que par mon souhait de ne pas la faire souffrir :

» Réalises-tu ton indécision permanente ? Je ne la juge pas, je ne fais que poser la question. Réalises-tu que depuis le début de notre relation, soit effectivement 9 mois, tu ne fais que passer d'un avis à un autre, me soufflant continuellement le chaud et le froid, voir le bouillant et le polaire ?

Mademoiselle B. m’adresse ensuite un très long témoignage d’amour qui s’apparente à une invocation. Elle égrène toutes ces petites choses qu’elle souhaiterait vivre avec moi encore et encore : fêter son anniversaire aux chandelles,  faire l’amour intensément (» avec cette intensité qui se renouvelle sans cesse (comment est-ce possible ?!)), m’entendre jouer ma musique (» me dire que je ne t'entendrai plus jamais jouer m'a fait pleurer), rencontrer ma mère, me voir tenir un pinceau, me parler de littérature de l’imaginaire…

Puis, mademoiselle B. s’invite dans la discussion que je souhaite avoir avec Victoria. Elle se considère comme partie prenante de ma révélation :

» Cette conversation, […] me concerne pleinement. Et je crois que j'y verrais peut-être une sorte de juste retour des choses, et une marque de respect que je n'espérais plus. Une reconnaissance, enfin, de ma personne, et un partage, enfin, de ce fardeau de femme que j'ai été la seule à porter depuis des mois.

Plus encore, elle met en cause mon courage, elle estime globalement que je n’aurais pas les couilles de sortir de mon mensonge sécurisant :

» Mais ça représente une mise en danger. Et c'est pourquoi je doute que tu passes ce cap, trop obsédé que tu es par le statu quo de ton confort sécurisant.

 Par ailleurs, si c'est pour lui dire "en partie" la vérité, et pour, selon tes propres termes, lui faire savoir que tu as fait souffrir une autre femme pour elle, n'est-ce pas uniquement la mettre encore une fois sur un piédestal intouchable, te donner le beau rôle, l'amener à une forme de redevabilité envers toi, tout en minimisant ce qu'on a vécu... ?

Sur ce point, elle me déstabilise. Il est évident que je ne n’ai envisagé de révéler à Victoria ma forfaiture extra-conjugale que dans l’hypothèse d’une rupture réelle et définitive avec mademoiselle B. Ma révélation devait s’inscrire dans un processus de reconstruction de mon couple avec Victoria. Mademoiselle B. devait rester hors-jeu et appartenir au passé. Visiblement, elle ne l’envisageait pas ainsi.

Plus déstabilisant encore, Mademoiselle B. semble indiquer qu’elle serait prête à accepter les conséquences de mon amour partagé …

» Tu ne peux pas m'accorder weekend ou vacances à deux. Peut-être que cela serait résolu par une honnêteté de ta part.

 … mais elle m’adresse parallèlement une déclaration d’amour invitant à l’exclusivité. Elle souhaite obtenir le monopole de mon cœur :

» Je t'aime, et je ne suis pas non plus une personne que le dis facilement. […] Je t'ai retenu une fois, et tu me l'as reproché - je ne pourrais pas le faire une seconde fois. Pourtant, je le dis sans hésitation : Je ne regrette pas les mois qui ont suivi, qui ont été beaux et intenses, dans la continuité de ce qu'on avait déjà vécu, et pourtant encore mieux, alors que je ne croyais pas cela possible. Même si vraisemblablement, ça ne t'a inspiré qu'un retour auprès de Victoria.

 Je mentirais si je disais que je n'ai pas envie de te voir, de respirer ton odeur, de me serrer contre toi, de t'écouter, de te faire rire, d'embrasser ton ventre, de me pelotonner dans ta chaleur. Je mentirais si je disais que je n'ai pas espéré que tu me retiennes, que tu m'empêches de partir, ou que tu viennes sonner à ma porte pour me prendre dans tes bras en me disant "Oublions tout". Je mentirais si je disais que je n'ai pas encore des millions de choses que je veux faire, et dire, et discuter avec toi. Je mentirais si je disais que soudain, les dimanches soir ne me font pas peur […] car c'était pour moi une très belle façon de finir le weekend/démarrer une nouvelle semaine. Je mentirais si je prétendais ne plus vouloir me réveiller dans tes bras, écoutant le son des cloches de l'église de ta rue, à la fois heureuse d'être contre toi, et le cœur serré par la perspective de la fin de la nuit. Je mentirais et mériterais de brûler en enfer si je prétendais ne pas désirer t'avoir près de moi, et sentir encore ta bouche sur mon corps - tout mon corps - tes mains sur ma peau, ton sexe en moi, et puis ce temps de tendresses après l'amour, tout contre toi, à discuter (ou non) en t'écoutant fumer - même ce son me manque. Oui, nous pourrions faire encore tellement de choses... J'ai tellement envie de partager des choses avec toi, tout, TOUT !!!

Lyrisme sidérant.

Et de finir par une question en forme de défi :

» Tu voulais des preuves d'amour, tu en as depuis le début. 

 Et toi, que peux-tu faire pour moi, pour alléger mon fardeau, et ma (notre) situation ? Pour la rendre plus tenable ? Pour rééquilibrer les choses ? Quel acte de courage es-tu prêt à accomplir pour moi, pour nous ?

Après avoir lu et relu plusieurs fois la réponse de mademoiselle B., je fus pris d’une sensation étrange de joie et de malaise mêlés.  Mon message l’avait visiblement rassérénée. Cela me soulageait grandement car j’étais hanté par l’idée qu’elle se fasse du mal à cause de moi. Mais mon plan avait trop bien fonctionné. J’étais désormais pris à mon propre piège. Celui de mon ambiguïté et de ma lâcheté. Mon message équivoque avait fait naître une lueur d’espoir alors que je souhaitais uniquement ne pas insulter l’avenir. En particulier, lorsque je lui demandais si notre dernière entrevue était un adieu ou un au revoir, je n’envisageais nullement de lui laisser entendre que j’étais disposé à la retrouver comme une fleur, comme si de rien n’était.  J’ouvrais une brèche hautement hypothétique, celle du hasard de la vie, ni plus ni moins. Un jour peut-être, dans d’autres circonstances, dans une autre vie … Mademoiselle B. ne lut pas le double sens de mon propos.

Je compris que Mademoiselle B. n’avait pas tiré une croix sur notre relation en dépit de mes efforts pour lui expliquer que c’était pour son bien. Elle n’avait de toute évidence aucune envie que je fasse son bonheur contre son gré. Mademoiselle B. me confrontait à mes propres contradictions et me lançait un défi. Que pouvais-je faire pour elle ? 

Et comme un con, je me sentais dans l’obligation morale de relever ce défi. Pourtant un peu plus haut, une phrase lucide et puissante résumait parfaitement la situation et aurait dû m’alerter sur la vanité d’une telle entreprise :

» Nous ne pouvons pas nous quitter en bon terme. Il y a trop d'amour et de passion entre nous. Tout simplement.

Et moi dans tout ça ? Que souhaitais-je ? Indéniablement, je désirais cette rupture que je jugeais vitale. Pour ma santé mentale et physique, et pour continuer à me regarder dans la glace sans devoir subir les récriminations de mon gendarme moral intérieur. Je souhaitais ardemment refonder ma relation de couple avec Victoria, n’en déplaise à mademoiselle B. Victoria état le fil à plomb de ma vie, et plus encore, une entité qui s’était greffée à ma propre personne.

D'ailleurs, dans l’immédiat, mon esprit se fixa sur un objectif prioritaire. Je devais tout révéler à Victoria. Ce serait le premier acte ma libération. Cette révélation se produirait lors de notre week-end de retrouvailles hebdomadaires, je n’avais plus le choix.

Encore fallait-il trouver la manière idoine de lui faire cette révélation et le moment adéquat pour que celle-ci ne surgisse pas de manière obscène. Pour ce qui est de la manière, ma stratégie était simple : j’avais eu une maîtresse suite à notre crise de couple mais j’avais souhaité mettre fin à ma relation en acquérant la certitude que c’était avec Victoria que je voulais faire ma vie. Je parlerais de mademoiselle B. au passé, c’était évident. J’avais souhaité cette issue, je l’assumais à présent pleinement. Mais Victoria n’en sortirait pas triomphante pour autant. Elle devrait admettre qu’elle avait précipité la situation en raison de son rapport perturbé au plaisir charnel, en raison de son foutu hôpital qui lui absorbait 90% de son espace psychique, en raison de son incapacité névrotique à verbaliser ses démons intimes…

Finalement la discussion tant attendue se produisit à l’occasion d’un incident corporel lourd de sens. J’ai souhaité faire l’amour avec Victoria. Comme à l’accoutumée, Victoria se mit en pilote automatique pour satisfaire à son obligation conjugale en arborant sa passivité habituelle. Sauf que cette fois-ci je lui demandais de toucher mon corps, d’envisager mon anatomie du plaisir. Effroi dans son regard. Mal à l’aise elle tenta de s’exécuter gauchement et à contre cœur en exécutant des caresses mécaniques dénuées de quelconque dimension érotique.  Je mis fin au calvaire au bout de quelques secondes et lui demandai d’arrêter. Elle me fit part de son malaise en me précisant que de telles intentions amoureuses ne se commandaient pas. J’avais évidemment arrêté de bander. Nous sommes passés à autre chose et la journée a pu commencer. Dans la bonne humeur. Ce n’était que partie remise.

Le lendemain après-midi, c’est Victoria, visiblement taraudée par sa mauvaise conscience, qui tenta de recréer le contact charnel. Elle était nue dans le lit. Je répondis à sa sollicitation et la retrouvais sous la couette mais la machine s’est grippée. Je ne parvenais pas à bander. C'était la première fois de ma vie que cela m’arrivait. Finalement, je laissais venir, sans même bander, une éjaculation réflexe totalement dénuée de plaisir qui mit fin définitivement à la tentative. Impressionnante emprise du psychologique sur le physiologique, à moins que ce soit l’inverse.

« Je crois que ça ne va pas le faire, ai-je soupiré

- Qu’est-ce qui se passe ?

- Je n’y arrive pas

- Tu n’es pas le premier à qui ça arrive, ce n’est pas si grave…

- Si c’est grave, bien plus que tu ne le penses… »

En effet, il ne s’agissait pas d’une banale panne de bandaison. Mon corps m’offrait en réalité la plus puissante démonstration empirique que Spinoza avait bel et bien ridiculisé Descartes. Descartes, l’idole des rationalistes et des scientistes de tous poils, avait, certes, eu le génie de dresser le savoir scientifique et la raison face à l’obscurantisme religieux fondé sur la croyance en des faits invérifiables. Mais le grand philosophe des lumières s’était compromis jusqu’à la moëlle en professant des vérités scientifiques qui n’étaient, dans les faits, que des fables vouées à rassurer l’Eglise (et lui éviter au passage quelques bricoles). Entre autres âneries, Descartes défendait le dualisme de l’âme et de l’esprit. L’esprit serait une entité noble et éthérée, dissociée du corps, perçu comme une vulgaire machine. L’âme dissociée du corps avait ce formidable avantage d’être compatible avec le jugement dernier. Amen !

C’est là que Spinoza intervient pour s’être opposé avec génie au dualisme cartésien. Le philosophe hollandais, mis au ban de sa communauté juive pour ses idées hérétiques, eut le courage philosophique de ne jamais sacrifier ses idées sur l’autel du consensus compromettant, de la gloire ou du confort matériel. Il n’hésita pas à défendre l’idée que la Substance unique du monde est un principe absolu, de nature immanente et non transcendante ou surnaturelle. Le monisme spinozien écartait définitivement l’idée d’une séparation du corps et de l’esprit, chère aux grenouilles de bénitier et autres cléricaux. N’en déplaise à tous ces pisse-froid, Spinoza proclamait contre vents et marées que corps et esprit ne font qu’un. Le monisme spinozien n’a rien d’éthéré ; c’est le coup d’archet prodigieux d’Itzhak Perlman, le génie des clairs-obscurs du Caravage, la précision chirurgicale des coups-francs de Ronaldinho … Dans leur cas, est-ce l’esprit qui commande le corps et le geste ou bien l’inverse ? Ni l’un ni l’autre, c’est le résultat de l'unité substantielle de l'être. Voila ce que nous enseignait Spinoza.

La punition moniste s'abattait sur moi. En m’empêchant de bander, ma bite et mon esprit signaient un pacte. Mon âme et mon organe érectile se liguaient contre ma personne pour me signifier que je devrais désormais payer le prix fort de ma rupture avec mademoiselle B. et de mon souhait de recentrer ma vie amoureuse autour de Victoria. Je fus pris de vertige face à une telle épiphanie spinozienne. Je compris immédiatement que mon impuissance avec Victoria serait le prix de ma dette envers mademoiselle B. Celle-ci m’avait offert un tel déluge de sensations charnelles dans l’amour qu’il ne m’était plus possible à présent d’envisager la sexualité sans passion amoureuse. En quittant mademoiselle B., je lui avais abjuré ma passion charnelle et mon talent érotique. Mademoiselle B. m’avait demandé ce que je pouvais faire pour elle. Voilà ma réponse. Magistrale. A ceux qui en douteraient, je précise qu’à ce jour, je n’ai toujours pas tenté de refaire l’amour avec Victoria. Soit presque six mois d’abstinence. Je précise, à toutes fins utiles, que mon amour pour Victoria n’a jamais été aussi fort et sincère.

Après m’être remis de cette vertigineuse prise de conscience spinozienne, j’ai jugé que c’était le moment de nouer pour de bon le dialogue avec Victoria. Nous avons commencé par évoquer nos difficultés sexuelles. Je tentais une nouvelle fois de lui faire baisser la garde, afin qu’elle accepte enfin de s’exprimer à propos de sa libido en berne, de son incapacité à envisager mon corps comme un objet de désir et tout simplement de parler de notre sexualité. J’y obtins cette fois plus de satisfaction que lors de mes tentatives précédentes, même si la gêne de se dévoiler intimement enserrait sa parole.

Se masturbait-elle ? Elle m’avoua que oui. Elle me raconta même cette anecdote honteuse qu’elle n’avait racontée à personne : lorsqu’elle avait deux ou trois ans, elle s’était touché le sexe en présence de sa mère. Cette dernière lui fit comprendre qu’un tel geste était obscène et qu’elle devait arrêter immédiatement. Mais surtout, elle ne prit nullement la peine de lui expliquer pourquoi. Elle avait instillé durablement un sentiment honteux à l’endroit de ce geste naïf commis par une petite fille explorant, sans malice, son corps. Bien sûr, il n’aurait nullement été question d’expliquer à sa fille que le corps comportait un potentiel de plaisir magnifique. Mais que les usages sociaux réservaient leur exploration aux alcôves de la vie intime.

Pourquoi ne me suçait-elle plus ? Elle ne savait pas trop, ça ne la dégoutait pas outre mesure, mais elle redoutait mes épanchements abondants. Comprenait-elle que je sois malheureux dans notre sexualité dénuée de désir ? Evidemment, elle en éprouvait même une certaine culpabilité mais il fallait remonter la pente petit à petit, replacer le désir et la séduction au cœur de notre couple.

Nous avancions. Enfin. C’était le moment de lui poser LA question :

« Peux-tu envisager que j’aie eu une maitresse ?

- Oui dans l’absolu même si je ne l’ai jamais véritablement envisagé. Mais tu m’inquiètes. Il faut que tu m’en dises plus ? »

J’ai un peu tourné autour du pot et puis je me lançai :

« J’ai eu une maitresse pendant plusieurs mois. Une relation à laquelle j’ai mis fin »

Victoria encaissa la révélation avec beaucoup de calme même si le coup porté à son amour propre était rude. Elle comprenait, bien qu’elle ne se soit jamais figuré une telle éventualité :

« Je me disais qu’avec toutes les choses que tu as à faire la semaine, c’était inenvisageable. Je ne pensais pas non plus que tu serais capable de gérer aussi bien le mensonge. Franchement, je suis surprise. Mais maintenant que tu m’en parles, je me disais qu’il y avait des trucs bizarres… 

Tu t’es protégé au moins ?!»

Je l’ai rassurée sur ce point. Puis je lui ai donné quelques détails sur les circonstances cette relation, le moment de doute provoqué par son introspection qui m’avait tenu éloigné d’elle pendant plusieurs semaines et m’avait fait douter de son amour. Je lui ai rappelé qu’elle n’avait jamais saisi les dizaines de mains tendues pour évoquer avec elle les causes et les solutions possibles à notre sexualité décevante. Elle ne me donnait pas tort.  

Je lui ai donné l’assurance que j’avais quitté ma maîtresse, que cette histoire relevait du passé. J’ai rompu lorsque j’ai acquis la conviction que c’était avec elle, Victoria, que je souhaitais faire ma vie. Après son magnifique cadeau de Noël où pour la première fois, elle se livrait à moi de manière forte et intime. Après m’avoir enfin laissé entrevoir un véritable projet de vie avec moi. Parce que je l’aimais.

Je lui fis part de la violence de la rupture avec ma maîtresse. De l’espoir amoureux que j’avais provoqué et que j’avais refusé. Mais aussi de la parenthèse enchantée du confinement.  Ma maîtresse m’avait renarcissisé sur le plan sexuel, m’avait offert l’opportunité de me transformer en amant talentueux.

« Ce n’est pas mademoiselle B. au moins ? »

En plein dans le mille.

Victoria n’éprouva aucune jalousie. Elle éprouva même de la compassion pour ma maîtresse sur l’instant. Elle l’avait rencontrée deux fois et lui avait paru très sympathique. Je lui précisai que la réciproque n’était pas vraie car mademoiselle B. nourrissait une véritable terreur à son endroit. Victoria restera interdite :

« C’est moi-même qui ai proposé qu’on mange une glace avec elle quand on l’a croisé à l’opéra ! Au fait, vous n’étiez pas déjà ensemble à ce moment, j’espère ? »

Non, notre première nuit se produira quelques semaines plus tard.

« Et puis tu as toujours aimé les petits formats et les jambes fines » me lança-t-elle en référence à ses rondeurs qui la faisaient tant complexer en dépit de sa beauté sublime.

Visiblement, elle me pardonnait mon écart de conduite, la comprenait même. Elle ne m’accablait pas et reconnaissait sa part de responsabilité. Même si ça lui faisait mal :

« Il va falloir que je digère tout ça. Je ne vais pas pouvoir m’empêcher de penser à ce que tu as pu faire avec elle quand tu m’embrasseras. »

En revanche, elle se montrera beaucoup plus intraitable lorsque j’évoquerai les cadeaux magnifiques que mademoiselle B. m’avait offert.

« Ça j’ai plus de mal à l’accepter. Là on est dans le registre du symbolique. J’ai du mal à admettre que tu aies pu faire avec elle des choses que tu fais avec moi. Je te préviens, je ne veux pas voir ses tableaux, jamais. Tu te débrouilles avec ça mais je ne veux pas les voir. Je veux bien faire beaucoup d’efforts mais ça c’est non négociable. »

Finalement, tout s’est passé admirablement. Ma révélation ne fut nullement un cataclysme mais participerait, de surcroît, à notre processus de reconstruction. J’étais soulagé et heureux et ne pensais plus du tout à mademoiselle B.

Elle me laissera quand même sur le flanc quand elle m’assènera :

« Tu aurais dû m’en parler avant »

Elle en a de bonnes !

La conversation se poursuivra pendant une bonne partie de la journée. Sereinement, sans animosité. Après tout, cela relevait du passé. Nous en étions convaincus l’un et l’autre.

Nous avons également repris la discussion le lendemain, par téléphone.

Victoria avait tout de même pris un gros coup à l’égo. Il lui faudrait du temps pour s’en remettre. Elle est allée fouiller sur Facebook pour trouver des photos de mademoiselle B, ne l’a pas trouvée spécialement jolie d'ailleurs. Elle a surtout pris conscience que ma relation avait duré neuf mois et que la rupture était récente. J’avais eu une double vie à des moments où nous essayions de précisément de reconstruire notre couple.

« Il faut que je te dise une autre chose : il y a un témoignage écrit de cette histoire » 

Je lui révélais ainsi l’existence de mon blog et de celui de mademoiselle B. Ma propre démarche bloguesque en écho à celle de mademoiselle B. Les regards croisés, mon souhait de disposer d’un droit de réponse face au déferlement de haine dont j’avais l’objet de la part de ses lecteurs, mais également mon souhait de faire de cet exercice littéraire un véritable travail d'auto-analyse. Je ne souhaitais pas donner l’accès de mon blog à Victoria sauf si elle me le demandait, un jour, pour mieux comprendre les circonstances de mon aventure. Je l’accompagnerais dans cette lecture qui n’interviendrait pas, en toute hypothèse, avant que je n’aie fini mon récit.

« Ça fait beaucoup de chose à digérer. Tu en as d’autres comme ça ?! Je ne comprends pas du tout ta démarche. Tu me dis comme ça que tu fais de la littérature sur cette histoire ! C'est déplacé et ça n'a aucun sens. Sauf peut-être pour régler tes comptes avec elle »

Rétrospectivement, je peux dire que j’ai eu le nez creux. Mon intuition que je devais lui révéler l’existence de mon blog me sauverait en effet la vie quelques semaines plus tard.

Je venais de faire le plus dur et j’en étais sorti vivant. Je pouvais désormais envisager sereinement l’avenir avec Victoria. La reconstruction de mon couple pouvait bel et bien démarrer. Elle prendrait du temps mais Victoria avait eu l’intelligence de comprendre la situation et de ne pas se laisser submerger par ses passions tristes. Je me sentais libre, pour la première fois depuis des mois et heureux de ce dénouement qui me laissait vivant.

Fin de l’histoire ?

Pas tout à fait. Ce foutu défi que m’avait lancé mademoiselle B. me tourmentait. Je devais écrire à mademoiselle B. une dernière fois. Lui annoncer que j’avais enfin rééquilibré la situation entre les deux protagonistes féminines de mon existence même si l'une des deux allait disparaître de ma vie. Elle avait douté de mon courage et de mon souhait de remettre en cause ma petite sécurité étriquée de couple. Elle allait voir ce qu’elle allait voir. Cela ne remettrait nullement en cause ma décision mais au moins je me serais acquitté de ma dette. Si on y ajoute ma sexualité mise en sommeil pendant un temps indéterminé, je trouvais que j’avais acquitté un prix plus que raisonnable à ma rupture.

 

« Tu vois je te l’avais bien dit !

- Oh non, de grâce, laisse-moi tranquille ! Je ne veux pas te parler ce soir

- N’empêche que tu es parvenu à préserver l’amour de deux femmes. Tu n’as pas été trop mauvais sur ce coup.

- J’ai tout révélé à Victoria précisément parce que je souhaite tourner la page. Mon aventure avec mademoiselle B. était une belle histoire mais une histoire écrite au passé.

- Je rêve ou tu t’apprêtes à écrire à mademoiselle B ?

- C’est vrai et alors ? Je dois lui écrire pour lui dire que je me suis mis en danger et qu’elle ne restera pas éternellement la femme vivant dans l’ombre de Victoria. Je fais ça pour lui permettre de se reconstruire.

- La seule manière de se reconstruire serait de t’avoir à ses côtés. Là tu t’achètes une bonne conscience. Allez à bientôt, je te laisse à ton message. »

C’est à ce moment que je me suis mis à divaguer et à envisager un improbable alignement de planètes. Mademoiselle B. et Victoria se réconcilieraient. La première finirait par comprendre que la seconde est indispensable à ma vie et à mon équilibre psychique. Victoria quant à elle éprouverait de la sympathie par mademoiselle B. et accepterait l’hypothèse que j’aie une maîtresse pour garantir l’équilibre sexuel dont j’ai besoin. Elles apprendraient à se connaître, dans cet équilibre polyamoureux et au bout d’un certain temps, elles deviendraient complices. Je serais certes au centre de l’attention amoureuse de deux femmes mais, solidarité féminine oblige, elles finiraient par faire corps lorsqu’il s’agira de me remettre à ma place et elles finiraient même par me reléguer au second plan, tout illuminées par la prise de conscience qu’un homme n’est rien d’autre qu’une sous-femme, même s’il peut s’avérer fort utile dans certaines circonstances. Elles auraient leur revanche de femmes et moi, j’observerais cette scène avec tendresse, convaincu de ma propre vanité.

Je me suis mis à écrire à mademoiselle B.

Et si B. T avait raison ?

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