Le contrepoint d'Isaac : chronique d'une impossibilité amoureuse (acte V-final)

date_range 11 Novembre 2020 folder Isaac et mademoiselle B.

Acte V scène finale : Isaac ou l’art de ne pas savoir rompre (Fin de l’histoire)

 

Je me souviens avoir ressenti un immense soulagement après le départ de mademoiselle B. Exactement comme l’avait prédit mademoiselle B. dans ses mails rageux. Mais j’étais de toute évidence apaisé, heureux même que la fin de notre histoire se déroule ainsi. Faire l’amour une dernière fois avec mademoiselle B. en guise d’adieu me semblait être la plus belle fin que je pusse espérer. J’avais réussi à balayer cette scène épouvantable au bas de mon immeuble. Mademoiselle B. avait compris, me semblait-il, que je ne lui voulais pas de mal. J’étais coupable de mes ambiguïtés épistolaires et l’avais plongée dans un état d’insécurité sentimentale terrible. J’étais résolu à assumer mes responsabilités. Mais, pour ma défense, je ne l’avais pas fait par malice, uniquement par faiblesse et aussi, indéniablement, car j’éprouvais de l’amour pour mademoiselle B.

Mademoiselle B., en franchissant le seuil de ma porte, venait de sortir de ma vie. Ou, tout du moins, de mon esprit. Certes il nous faudrait garder quelques contacts afin que j’honore mes engagements financiers consécutifs à ma tentative loupée de mécénat. Elle m’apporterait les factures de ses artisans, je les règlerais. Je ne comptais nullement me défiler. Mais on s’en tiendrait là.

Certes, je lui avais envoyé un texto lui suggérant que brûlais d’envie de la retenir. Mais je n’avais rien dit de mal, seulement la vérité. Je brûlais de la retenir mais je ne l’avais pas fait. Je l’ai laissé partir. Car c’est la seule chose que je devais faire. Fin de l’histoire.

Désormais, je pouvais recentrer ma vie autour de Victoria. Je le désirais ardemment. Nous avions prévu passer le week-end suivant chez moi. Elle ferait le déplacement jusqu’à moi. Au programme, un concert jazz dans un club assez incroyable où j’ai eu le plaisir de me produire avec mon groupe. Et le lendemain un brunch et un dimanche de flânerie dans la ville. Victoria s’était également proposé de m’aider à acheter quelques meubles afin de me débarrasser des vieilleries ignobles que mon propriétaire avait disposées dans mon appartement pour le faire passer comme logement meublé. Ce vieux shnock de proprio radin avait souhaité vendre l’appartement et je m’étais porté acquéreur en pleine période de confinement. Pour pas trop cher, j’étais en position de force pour faire baisser les prix. Lorsque je serai muté ailleurs, je compte bien le mettre en location car il a du potentiel et il est bien situé. Dans l’immédiat, je souhaitais me sentir un peu chez moi et profiter des lieux sans m’encombrer de meubles qui me resteraient sur les bras lorsque nous déciderions d’emménager enfin ensemble avec Victoria. Ce qui pourrait advenir d’ici quelques mois.

Victoria est arrivée le samedi midi comme prévu. J’ai eu le temps de lui préparer un bon repas, inversion des rôles à laquelle je m’adonne trop rarement en sa présence mais qui devenait une évidence dès lors qu’elle me faisait le plaisir de me rendre visite dans mon antre. Petite frayeur juste avant qu’elle ne franchisse le seuil de la porte. En regardant le mur du salon, je me suis rendu compte que j’avais oublié de dissimuler le petit tableau que m’avait peint mademoiselle B. Je l’ai retiré en catastrophe du mur et l’ai planqué sous le canapé. Victoria est de bonne humeur. Nous avons mangé, et nous sommes allés en ville après le repas, en cette belle journée d’été. Nous nous sommes ensuite rendus dans le magasin de meubles. Elle était enthousiaste de m’aider à aménager ma garçonnière. En rentrant chez moi, on s’est activés pour débarrasser les lieux des reliques infâmes de mon propriétaire, ainsi que la splendide télé des années 1990 que je n’avais jamais allumée et qui polluait l'espace depuis cinq ans. Que toutes ces merdes croupissent à la cave. J’ai eu le temps de monter quelques meubles mais j’ai dû m’interrompre car on était à la bourre pour assister au concert.

La soirée fut excellente. Très bon concert de jazz dans un lieu magique. Un quartet talentueux dont le leader, un pianiste chanteur virtuose au nom latino, avait concocté un répertoire très orienté crooner-jazz et faisait la part belle aux plus beaux titres de West side story (Leonard Bernstein). Après le concert, on a fait une after dans le club avec les habitués, d’autant que je suis devenu assez pote avec le patron du lieu après notre passage avec ma formation Klezmer un an plus tôt. Une programmation de mon groupe était à nouveau envisagée à l’automne, le patron me le promettait. Le covid-19 avait quelque peu disparu du paysage, malgré les règles sanitaires et les distanciations imposées qui nous rappelaient que le danger demeurait. Mais on se prenait à rêver que la vie redeviendrait comme avant. On a pas mal bu, papoté avec les musiciens et fait de belles rencontres. Victoria se sentait dans son élément. Formidable moment.

Le dimanche fut du même acabit. On a dégusté un excellent brunch dans ce lieu assez classe qu’aime tant mademoiselle B.  Mais il ne lui appartient pas. Ensuite, on s’est baladé en ville et j’ai savouré pleinement cet instant d’exclusivité sentimentale retrouvée avec Victoria. Elle est partie en fin d’après-midi car elle avait de la route à faire (la même que je me suis tapé des dizaines de fois depuis 5 ans). Elle semblait heureuse de son week-end et s’engageait à revenir chaque mois pour assister à la programmation jazz du club. Le début d’une nouvelle ère.

Je me suis retrouvé seul en cette fin de dimanche de l’été naissant. Pour la première fois depuis des mois, je me sentais l’esprit léger. Je venais de mettre fin à ma schizophrénie sentimentale qui me torturait l’esprit. Toutefois, un accès de nostalgie refit surface. Les dimanches soir avec mademoiselle B. avaient leur charme, assurément. Une belle façon de clôturer le week-end et de ne pas penser à la semaine qui arrivait, comme le disait si bien mademoiselle B. Mais c’était de l’histoire ancienne. Il n’y avait pas de place pour deux femmes dans ma vie, et encore moins dans mon esprit torturé. Tout choix est définitivement un renoncement…

Hasard ou coïncidence c’est à ce moment précis, alors que je rêvassais paisiblement, que je reçus un texto de mademoiselle B.

« Peut-être aurais-tu dû ? »

J’aurais dû quoi ? Je remonte le fil de discussion. Ah oui, je lui avais dit que je brûlais de la retenir… Visiblement elle m’avait pris au mot.

Bon, je n’avais pas le choix, je devais assurer le service après-vente de la rupture. Je sortis donc de ma torpeur et après moult hésitations, je proposais à mademoiselle B. de nous retrouver. Sans oublier de lui dire qu’elle me manquait. Décidément, ce ne serait pas simple…

Mademoiselle B. m’a rejoint une heure plus tard chez moi, car elle avait des locataires Airbnb à la maison. A peine arrivée, je lui proposai d’aller manger en ville, ce qu’elle accepta.

Sur le chemin, mademoiselle B. me demande de ralentir la marche. Elle a reconnu des collègues à elle, et elle ne souhaite pas qu’ils nous voient ensemble. Ah bon lui fais-je ?

On trouve une table en terrasse dans un restaurant maghrébin. On commande un tajine.

« Pourquoi, tu ne veux pas que tes collègues nous voient ensemble ?

- Ils ne comprendraient pas. Il faut dire qu’ils veulent tous te faire la peau !

- A ce point ! Parce que je t’ai quittée ?

- Oh non, pour ça ils étaient limite soulagés, #Copine 1 la première. Elle pensait que notre histoire ne menait à rien. Ils te reprochent de m’avoir réécrit pour me faire croire que ce n’était pas fini et de m’avoir fait tourner en bourrique »

(Dialogues approximatifs, ndlr, rien à voir avec les restitutions chirurgicales de mademoiselle B. dans son blog)

Je ne suis nullement pris de panique, la situation m’amuse même un peu. Je fais néanmoins mine de craindre pour ma peau et remets mes lunettes de soleil alors que le jour est en train de tomber. Lorsque mademoiselle B. saluera d’autres collègues qui passent à deux pas de notre table, je remets mes lunettes de soleil sur le nez. Cela amuse mademoiselle B.

« Cela dit, vous les nanas, quand il s’agit de pourrir un mec derrière son dos, vous êtes balèzes, mais quand il s’agit de lui dire en face, y’a plus personne »

A ma grande surprise, mademoiselle B. semble approuver ma saillie sexiste.

Cela dit, le repas se passe très bien. Nous discutons sereinement, de beaucoup de choses, mais surtout pas de nous. Je me sens d’une étonnante sérénité. Je n’ai pas peur d’affronter la situation en face. Mais je ne ferai pas le premier pas. Ce n’est plus mon histoire.

Après le repas, je propose à mademoiselle B. d’aller boire un verre en terrasse sur la place la plus animée de la ville. C’est une soirée d’été magnifique. Les gens sont de sortie pour fêter le retour à la vie normale après ces mois de covid. Je commande des mojitos. Mademoiselle B. et son gabarit XS est passablement éméchée. Nous continuons paisiblement la soirée et nous avons esquivé les sujets qui fâchent. On rentre chez moi, mademoiselle B. ne marche plus très droit mais tente de donner le change.

On se couche. Je ne me souviens pas si nous avons fait l’amour ce soir-là. Peut-être mais rien de mémorable dans ce cas. Le cœur n’y est plus, de toute évidence. Le lendemain, mademoiselle B. est bel et bien là à mes côtés. Mais elle est déjà réveillée lorsque mon réveil résonne. Elle me lance :

« J’ai failli partir pendant la nuit mais je trouvais ça bizarre. Je t’ai écrit un mot pour te dire ce que je ressens »

Je me lève et me saisis de sa lettre manuscrite dans mon salon. Je la lis. En gros, elle me demande où nous allons, si c’est fini ou non, où tout cela va mener…

Décidément, tu ne veux pas voir la vérité en face, mademoiselle B… Nous allons vers une destination bien connue qui se nomme nulle part.

Je lui réponds :

« C’est la discussion qu’on aurait dû avoir hier soir mais elle n’est pas venue. Il faudra donc la reprendre plus tard ».

Nous nous apprêtons pour partir au boulot, j’avale mon petit-déj et nous prenons l’ascenseur ensemble. Comme avant, lorsque ces séparations matinales marquaient le rythme de notre vie sentimentale, oscillant entre la crainte que tout s’arrête et la promesse de retrouvailles passionnées. Comme avant, lorsque les matins nous rappelaient à l’ordre comme pour nous punir de nos nuits écourtées par des ébats interminables. Sauf que rien n’est plus comme avant

Nous nous quittons au bas de mon immeuble et nous promettons vaguement de nous revoir.

Je ne donnerai aucun signe de vie et ne tâcherai nullement de prendre de ses nouvelles. Je retrouverai bien mademoiselle B. un soir de la semaine suivante. Chez elle. Franchir le seuil de sa porte avec mes affaires pour le lendemain me fera un drôle d’effet. J’hésitais entre le comique de situation ou le franchement glauque. Je ne garde pas de souvenir précis de cette soirée. Seulement des bribes. Je crois que c’est ce soir-là que mademoiselle B. m’a proposé de l’accompagner chez Leroy-Merlin à 80 km de là afin de l’aider à transporter des fournitures destinées à ses travaux de salle de bain. Et payer directement la facture, cela va sans dire. J’ai accepté sans barguigner, cela faisait partie de notre arrangement. Le rendez-vous était pris pour l’expédition. Le lendemain ou surlendemain, je ne me souviens plus.

Nous avons dormi ensemble et nous avons fait l’amour. Je me souviens seulement avoir peiné à jouir et n’avoir pas éprouvé beaucoup de plaisir. Je ne crois pas que nos étreintes aient davantage bouleversé mademoiselle B. Je crois aussi que j’ai été beaucoup moins attentif à son plaisir qu’à l’accoutumée.

J’ai retrouvé mademoiselle B. le jour que nous étions convenus pour organiser l’expédition salle de bain. Je débarquai en fin d’après-midi après ma journée de labeur. Direction la grande ville à 80 km de là, la ville où j’ai grandi et à laquelle je resterai attaché jusqu’à ma mort. Mademoiselle B. y avait également vécu quelques années mais gardera de son passage un souvenir plus mitigé. Elle avait notamment fréquenté assidument un bar gay et s’y était fait une ribambelle d’amis homos. Mais sa vie professionnelle et sentimentale avait été un désastre. Et elle s’y était fait agresser par deux femmes alcoolisées. Mais dans cette ville il y avait un Leroy Merlin, lieu qui s’apparente au paradis terrestre pour mademoiselle B. Rien à voir avec Castorama, nullement digne d’intérêt. Cela dit, il y en a un peu partout des Leroy-Merlin et celui de ma ville de cœur ne doit pas briller par son originalité.

Nous ne parlons pas beaucoup pendant le trajet. Je suis assez absent. L’ambiance, sans être lourde, est chargée de non-dits. Je n’en suis pas pour autant mal à l’aise. Je me sens détaché de tout ça. Ce n’est pas à moi d’initier la conversation à propos de notre relation finissante. J’attends que mademoiselle B. mette le sujet sur le tapis. En vain. Du coup, nous parlons de la pluie et du beau temps. De son boulot, de ses amis homosexuels et d’autres choses plus insignifiantes.

Finalement la discussion s’anime un peu lorsque nous évoquons la question de son blog. Elle a interrompu la rédaction de son journal et cela lui pèse. Elle souhaite le reprendre. Je n’ai rien à dire sur ce point, même si j’admets que c’est moi qui lui ai suggéré de prendre un peu de distance avec son journal extime. Je lui fais même des compliments sur son style rédactionnel et son talent pour retranscrire l’intensité de ses émotions. Je lui conseille toutefois de faire un effort avec les règles de conjugaison car cela gâche franchement le plaisir de lecture. L’immédiateté du ressenti couché en mots, sans prise de recul ni démarche analytique, cela me trouble davantage. Mais surtout je lui redis que je regrette la tonalité profondément victimaire de sa prose. Le risque serait précisément qu’elle se complaise dans cette posture de femme martyre de la veulerie masculine. D’autant qu’elle prend à témoins tout un fan clubs de lecteurs empathiques qui se délectent de ses malheurs.

Elle se défend : c’est sa façon de faire, son style d’écriture, cela lui fait du bien, c’est une catharsis. Elle écrit dans l’instant, sans réfléchir. Un matériau brut et précis. Et non, ce n’est pas vrai que ses articles sont systématiquement tragiques.

Si tu le dis…

Arrivée à Leroy-Merlin, la caverne d’Ali Baba de mademoiselle B. Elle navigue entre les rayonnages comme un poisson dans l’eau pour acheter ses fournitures de salle de bain.

J’espère que quand elle aura fini ses travaux elle déposera une plaque commémorative pour son mécène.

Elle sait ce qu’elle veut, l’affaire est rondement menée. J’en profite de mon côté pour essayer de trouver des vis spéciales afin de réparer mon support de douche qui s’est cassé la gueule dans mon domicile conjugal. Je me fais presque envoyer chier par un vendeur qui n’est manifestement pas payé pour m’aider à trouver des vis qui sortent de l’ordinaire. Nous nous rendons à la caisse, je paye la facture. On charge le coffre de ma voiture.

Après cette expédition en zone commerciale bétonnée, nous convenons d’aller dans le charmant centre-ville animé de la ville, histoire de dîner dans les lieux avant de rentrer. On essuie quelques échecs ; les restaus sont tenus à des règles de distanciation des clients qui limitent sérieusement le nombre de couverts. Alors que nous déambulons, Mademoiselle B. croise une de ses anciennes connaissances. Un patron de magasin de jeux de sociétés qu’elle avait côtoyé lorsqu’elle était en couple avec ce geek qui passait ses nuits devant des jeux en ligne. Ils étaient habitués d’un club de jeux de sociétés ; mademoiselle B. s’y était fait quelques belles connaissances et une certaine vie sociale. Les deux vieilles connaissances s’enquièrent mutuellement de leur vie respective. Ils se disent au revoir assez vite. Mademoiselle B. est prise subitement d’un accès de nostalgie. Elle se demande si elle n’a pas fait une énorme connerie en quittant cette ville animée et culturelle où elle avait une vie sociale moins consanguine et étriquée que dans la petite ville où elle a élu domicile. D’autant que si elle n’avait pas déménagé là où elle vit désormais, elle n’aurait jamais croisé mon chemin et elle n’en serait pas là aujourd’hui.

Je pense que tu n’as pas tort.

Nous trouvons finalement une place en terrasse dans un des restaurant qu’elle affectionnait tant jadis. Un libanais peu accueillant mais qui fait de la bouffe très correcte. Le temps est agréable, le moment passé avec mademoiselle B. n’est pas déplaisant. Elle évoque son besoin de partir, de changer d’air, de faire sa vie ailleurs. Revendre sa maison, se rapprocher de sa mère, reconstruire une vie sociale, profiter d’une vraie vie culturelle dans une grande ville, faire des rencontres. Et ne pas risquer de me croiser…

Partir. Mais où ? Elle est prisonnière de son emploi et les postes dans son domaine d’activité ne sont pas monnaie courante. D’autant que dans son job actuel, elle bénéficie de conditions de travail assez rares…Triste mais universelle prison matérielle.

Le repas ne s’éternise pas trop. Il est temps de quitter l’endroit, nous avons de la route et il faut décharger le bordel en arrivant. Le trajet du retour sera moins léger, nous restons muets quasi tout du long. Je ne cherche pas à relancer des sujets de discussion. Mademoiselle B. est pensive. Elle ne parvient visiblement pas à se lancer. Il le faudrait pourtant.

Nous arrivons devant chez elle et je me gare. C’est mort. Il faudra encore attendre.

En fait, non. C’est à ce moment précis, à presque 23 heures, dans ma voiture garée devant chez elle que mademoiselle B. décide enfin de mettre le sujet sur la table.

« On va où tous les deux ?

- C’est à cette heure-ci que tu me poses une telle question ? Je te l’ai dit. Je ne souhaite plus continuer comme avant. Tu comptes pour moi et je souhaite pouvoir être à tes côtés tant que cela est possible. Mais je ne veux plus de cette double vie. Je dois rattraper le temps perdu avec Victoria.

- J’ai pris une décision importante. Je suis prête à continuer à te voir mais je souhaite désormais poser mes exigences. Si tu veux qu’on se voie, il faudra en contrepartie que tu t’engages à m’écrire régulièrement pour me dire que tu penses à moi, que tu m’envoies des belles lettres d’amour comme avant. »

Je suis ému. Pour la première fois, mademoiselle B. met des conditions, affirme ses exigences en contrepartie de son amour. Peu importe qu’elle s’illusionne un peu en suggérant que c’est elle qui a les cartes en main. Ne chipotons pas, l’événement est de taille. Je me dis que quelque chose vient de se produire. Une petite révolution. Pour la première fois, mademoiselle B. sort de sa position sacrificielle et s’affirme non plus comme simple objet de sa vie sentimentale mais véritablement comme sujet. Elle ne veut plus donner sans contrepartie.

J’espère au plus profond de moi que je ne suis pas totalement étranger à la mue qu’est en train d’opérer, devant mes yeux, mademoiselle B. 

Isaac, à partir de maintenant tu n’as plus le droit de faire le moindre faux pas.

Je me lance :

« Que tu aies des exigences à mon égard, je trouve ça totalement normal et légitime… Mais je ne peux pas te promettre une chose pareille. 

- Dans ce cas, c’est non.

- Franchement, je ne peux pas te promettre de t’écrire et de penser à toi au moment où tu le souhaites. Avec tout ce que cela suppose. On reviendrait à la case départ. Je ne veux plus de ça. Je ne veux plus me cacher de Victoria. Je ne veux plus me faire des nœuds au cerveau pour trouver le moyen de t’écrire derrière son dos. Je ne veux plus te savoir souffrir parce que je suis loin de toi et que je ne donne pas de nouvelles.

- Je ne te demande pas la lune. Simplement de m’écrire. Je suis prête à continuer sans rien te demander de plus. Mais si même ça tu ne veux pas le faire... Dans ce cas, on arrête de se voir.

- Ecoute, je ne sais pas. Peut-être plus tard, mais là je ne peux rien te promettre… A quoi bon vouloir continuer à nous voir si c'est une souffrance pour toi ? »

L’issue est proche.

Nous sortons de la voiture. Je l’aide à décharger tout son barda et le dépose chez elle.

Je m’approche de mademoiselle B. Je la prends dans mes bras. Je l’embrasse. Longuement.

« Cela va me manquer», lui dis-je

Je desserre l’étreinte. Je la regarde fixement.

« Il ne me reste plus qu’à partir alors ?

- C’est toi qui vois

- Dans ce cas je vais y aller

- Réfléchis à ma proposition

- Oui je vais y réfléchir… Mais je dois partir. »

Isaac, il est temps de tirer ta révérence

Je l'interpelle une dernière fois, tendrement : « Finalement, on revient toujours à la même question : est-ce un adieu ? ».

Je l’embrasse à nouveau. Puis j’entreprends un pas en arrière. Puis un autre. Très lentement, comme dans un film en slow motion. Je recule, pas à pas, tout en fixant mademoiselle B. Elle me suit du regard, immobile, sans dire un mot. Je suis désormais sur le seuil de la porte. Je la regarde toujours fixement. Mademoiselle B. se décide à me suivre, à bonne distance, pour continuer à m’avoir dans son champ de vision. Je descends alors, toujours à reculons et une à une, les quatre marches en pierre qui donnent sur la rue. Mademoiselle m’a suivi et s’assied en haut des marches, l’air calme. Je continue de reculer. Je suis désormais de l’autre côté de la rue, à côté de ma voiture. Je reste de longs instants à la fixer. Finalement je lui adresse une salve de baisers en soufflant sur ma main. Elle fait mine d’en attraper un, un petit sourire mélancolique au coin des lèvres. Je rentre dans ma voiture. Je mets le contact et démarre. Je m’arrête à sa hauteur, ouvre la fenêtre côté passager. Je lui articule trois mots d’amour, uniquement avec les lèvres, sans émettre le moindre son. Elle m’adresse un léger sourire, les yeux dans le vague.

Je démarre pour de bon. Dans le rétroviseur, je vois que mademoiselle B. est toujours là, plantée en haut des escaliers. Et puis, la silhouette de mademoiselle B. disparaît, au premier virage.

Je ne reverrai plus mademoiselle B.

Je suis chamboulé mais j’ai le cœur léger. Il s’agit de la plus belle scène d’adieu qu’il m’ait été donné de vivre. Je suis heureux, réellement heureux. Mademoiselle B. a, pour la première fois, placé ses exigences de femme au-delà de son besoin inextinguible d’amour. Elle a cessé d’aimer aveuglément son désir pour mieux regarder l’objet de son désir en face et admettre qu’il n’était pas à la hauteur de son droit inaliénable à être aimée pleinement, telle qu’elle est. Mademoiselle B. a soumis Isaac à un exercice salutaire d’honnêteté et d’humilité. Par le simple fait de conditionner son amour à la matérialité de mes preuves d’amour. Mais ma besace est vide. Faute de pouvoir donner et encore moins de promettre, je n’ai d’autre choix que de m’éclipser. Définitivement.

Isaac, c’est elle qui t’a quitté ! C’est elle qui t’a quitté  pour regagner sa liberté ! Voilà tout ce que tu attendais depuis le début.

Adieu mademoiselle B.

Ainsi s’achève l’histoire d’Isaac et mademoiselle B. Heureux dénouement de ma chronique d’une impossibilité amoureuse. Une rupture sans heurts, sans éclats de voix ni déchirements. Somptueuse conclusion qui s’était imposée comme une évidence pour les deux protagonistes de cette comédie douce-amère qui a duré neuf mois. Par une douce et belle soirée de juin de l’an de grâce 2020. Année de tous les dangers qui allait encore nous réserver de bien funestes surprises. En raison d’un sombre virus qui avait décidé de faire vaciller l’humanité tout entière.

Mais le monde peut bien s’écrouler, 2020 marquera définitivement ma tonitruante entrée dans la quarantaine et l’irruption d’une crise existentielle qui avait décidé de s’inviter par effraction dans le cours de mon existence qui était réglée, jusque-là, comme du papier à musique. L’année où Mademoiselle B. s’était introduite dans ma vie et avait fait voler en éclat toutes mes certitudes d’intellectuel bourgeois, d’honnête artiste amateur et de révolutionnaire de salon. Mademoiselle avait réveillé l’amant talentueux qui s’ignorait et secoué l’animal jouisseur endormi.

Elle m’avait surtout confronté à mes insuffisances, à mon égoïsme et à ma lâcheté. 

Je devrai vivre avec tout cela à présent.

FIN

 

« Alors ma mauvaise conscience, on fait moins le malin maintenant !

- Il semblerait que tu aies gagné la partie. Mais ça me fait plutôt l’effet d’une victoire à la Pyrrhus.

- Comment ça ? Tu es vraiment mauvais joueur. J’ai déjoué tes sombres présages et résisté à tous tes funestes conseils. Ce soir, je suis parvenu à lui faire admettre l’évidence de la rupture. C’est elle qui m’a quitté ce soir, tu ne veux pas l’admettre. Simplement, calmement, sans dispute. Je suis parti dignement. Fin de l’histoire.

- Si tu le dis… Mais il y a quand même quelque chose qui me chiffonne. Tu ne lui aurais pas dit que tu réfléchissais à sa proposition, par hasard ?

- Fais pas chier ! Je lui ai dit ça comme ça. Je lui ai dit que je réfléchirais mais c’est tout réfléchi. Elle a bien compris. Qu’est-ce que tu insinues encore ?

- Rien, rien ! Savoure ta victoire. Bonne nuit »

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