Le contrepoint d'Isaac : chronique d'une impossibilité amoureuse (acte V- 3)

date_range 25 Septembre 2020 folder Isaac et mademoiselle B.

Acte 5 scène 3 : Isaac ou l’art de ne pas savoir rompre (La chute d'Icare, la luciole - deuxième tentative)

Le 11 mai 2020, le Président de la République sonnait la fin du confinement.  Mais l’annonce du retour à la vie normale ne fut pas, loin s’en faut, synonyme d’allégresse. Le confinement avait laissé des traces, beaucoup avaient souffert de la désocialisation forcée et y avaient laissé une partie de leur santé mentale. Pour ce qui me concerne, la sortie de confinement marqua le début d’une nouvelle ère d’emmerdements professionnels quotidiens. Il me faudrait désormais survivre dans un univers d’injonctions paradoxales épuisantes.

La sortie de confinement ne signifiait nullement la fin de l’état d’urgence sanitaire. D’un côté il fallait faire revenir le personnel sur le lieu de travail mais d’un autre côté, il fallait leur imposer des mesures sanitaires kafkaïennes qui empêchaient de facto un retour des salariés sur le site. Les agents devenaient cinglés, ne sachant quoi faire et moi-même je commençais à devenir à perdre pied car je devais rester solidaire des décisions absurdes que prenait une Direction à laquelle j’appartiens. Bref, le matin on disait aux agents « Revenez au boulot » et l’après-midi on leur disait « Restez chez vous ». Cette comédie a duré pendant des semaines et continue encore à l’heure où j’écris ces lignes.

Les angoisses et l’irrationalité guidaient les décisions du Comité de Direction même si je tentais de faire contre-poids, parfois avec succès, mais au prix de relations de plus en plus tendues avec ma Directrice, laquelle avait de plus en plus de mal à gérer ses propres angoisses de mort … Elle ajoutait une couche de règles sanitaires, la plupart du temps stupides et ubuesques, à celles déjà étouffantes imposées par le Ministère.  Je tentais tant bien que mal de lui faire entendre raison : tenir un discours les gens avaient besoin de souffler après cet épisode anxiogène, de reprendre pied dans l’entreprise, qu’il fallait agir par étapes en imposant des règles sanitaires adaptées et cohérentes… Cela faisait quatre mois que je travaillais non-stop et les vacances avec Victoria n’étaient pas prévues avant août …

C’est dans ce contexte d’épuisement professionnel que je devais parvenir à gérer la fin de ma relation avec mademoiselle B.

L’anniversaire de mademoiselle B. tombait dans quelques jours et l'événement ajoutait de la dramaturgie à la période que je traversais. A commencer par le cadeau que je devais lui faire. Il faut dire que les luxueux présents que je lui avais faits à Noël s’étaient transformés en somptueux échecs. Je venais de récupérer, à sa demande, le justificatif de réservation de l’hôtel **** qui devait servir de décor à un séjour en amoureux qui ne se produirait jamais, en toute hypothèse. Mais mon esprit était en réalité accaparé par une tout autre préoccupation. Je ne parvenais plus à me projeter avec mademoiselle B., ne serait-ce que pour fêter son anniversaire, même si je tentais de me persuader du contraire.

Je devais avant tout rattraper le temps perdu avec Victoria. Et je devais rompre avec mademoiselle B. 

J’ai revu mademoiselle B. à deux reprises pendant la semaine qui a suivi mes premières retrouvailles avec Victoria. En sa présence, je tentais de faire bonne figure et m’évertuais à me montrer agréable et attentif. Mais je devais annoncer à mademoiselle B. que je ne pourrais passer le week-end avec elle. Et qu’il en serait sûrement de même les week-ends suivants...

J’avais prévu de passer le premier week-end post-confinement chez ma mère. Il faut dire que cette dernière avait particulièrement mal vécu la séquence imposée de résidence forcée, qui l’avait entre autres, éloigné de son fils unique, privé de son traditionnel apéro du vendredi soir avec ses amies amies et posé des contraintes de déplacement qui avaient passablement contrarié sa passion pour le jogging. Ma mère se faisait donc une joie de me revoir pour un week-end de détente et de liberté retrouvée. De nous revoir, devrais-je dire...

Car une troisième personne serait de la partie : Victoria. Ce week-end dépaysé chez ma mère constituait en effet le premier acte d’une nouvelle résolution victorienne. Dans le monde d’après, Victoria souhaiterait désormais faire l’effort de partager avec moi les déplacements de fin de semaine afin de rééquilibrer les contraintes induites par notre éloignement géographique. 

Au-delà de cette résolution, elle était très enthousisaste de passer ce week-end particulier en présence de ma mère avec laquelle elle partage une certaine complicité. Un week-end qui permettrait d'oublier temporairement la séquence apocalyptique qu'elle avait vécue pendant ces trois mois d'urgence sanitaire, synonyme de journées de 14 heures par jour, week-ends inclus, au milieu de la mort et de la maladie...

De tout cela, je me gardais bien d'en faire part à mademoiselle B. Je lui annonçai uniquement que je serais chez ma mère pendant le week-end, voila tout. Mademoiselle B. fit un rictus bizarre et nous sommes vite passés à autre chose.

La veille au soir de ce fameux premier week-end du « jour d’après », je passais la soirée chez mademoiselle B. Je dois avouer que j’étais assez absent. Je trouvais néanmoins un peu d'énergie pour lui faire part de ma vive incompréhension face à l’attitude de sa mère qui confinait, selon moi, à la désinvolture. Cela faisait plus d’un moins que celle-ci s’était délestée de sa responsabilité parentale en refourguant la garde de son fils à mademoiselle B. et maintenant que le confinement était levé, elle laissait entendre qu’elle ne souhaitait plus faire le trajet pour fêter l’anniversaire de sa fille et récupérer, au passage, son fils expatrié. J’étais interloqué et le signifiais à mademoiselle B., laquelle tenta mollement de prendre la défense de sa mère en prétextant que le trajet était supérieur aux 100 km autorisés. Foutaises.

L’attitude de la mère de mademoiselle B. me semblait en tout point indéfendable, vis-à-vis de ses deux enfants, qui devaient assumer les conséquences de sa démission parentale ou de sa mission de vie sacrificielle, c'est selon. Je vis dans le regard de mademoiselle B. que je touchais juste en dépit de ses dénégations. Toutefois, je pris le parti de lâcher prise assez rapidement, contrairement à ce que m'aurait dicté mon tempérament en tout autre circonstance. Après tout, cela ne me regardait pas, ou plus.

Je fis part à mademoiselle B. de mon souhait d’aller me coucher assez tôt et de continuer la soirée au lit avec elle.

J’avais envie de regarder des vidéos youtube sous la couette avec mademoiselle B. et l’associer pour la première fois à l’univers idéologique et politique qui accompagne ma vie de d'intellectuel de gauche radicale : je voulais lui faire découvrir l'une de mes références, le philosophe-économiste Frédéric Lordon, de même que mon ami personnel, le sociologue Bernard Friot, avec qui j’entretiens une relation de compagnonnage intellectuel depuis plus de vingt ans – jeune étudiant à sciences-po, je lui avais demandé, à la fin d’une conférence publique, de diriger mon mémoire de fin d’études, ce qu’il accepta sans hésitation, sans même me connaître ; depuis ce jour, nous ne nous sommes plus quittés. 

Mademoiselle demeurera assez hermétique à mon souhait de l'initier à mes obsessions socio-économiques. Pour elle, les sciences sociales se situaient dans une autre galaxie de son espace mental. Finalement, nous avons assez vite embrayé sur quelques vidéos musicales et en particulier sur de vieux clips d’ABBA dont mademoiselle B. est résolument fan. Je découvris à l’occasion, grâce aux traductions simultanées de mademoiselle B., le sens profond des textes du groupe de disco suédois dont je ne soupçonnais pas le degré de sublime kitscherie crypto-féministe.

Mademoiselle B. semblait assez déçue de la soirée que je lui infligeais. Elle espérait sans doute davantage de proximité et d'échanges. Pour ma part, je fus également assez triste de ne pas avoir réussi à susciter chez elle de l’intérêt pour mon univers intellectuel. Mais comment lui en tenir rigueur ? De quel droit pouvais-je lui reprocher de nier une partie de ma vie. Cette facette de ma personne mise entre parenthèse pendant ces deux mois de confinement et que j’étais bien décidé à ressusciter. Celle dans laquelle je me réfugiais ce soir-là afin de ne pas affronter le regard angoissé de mademoiselle B. Il régnait de toute évidence une ambiance bizarre annonciatrice du chant du cygne de notre relation.

Puis vint leur l’heure d’éteindre la lumière. En dépit de la soirée assez décevante, nous avons fait l’amour. D’une manière incroyablement intense. Mademoiselle B. prit des initiatives hardies, alors qu’elle était assez timide d’habitude. Je la revois encore se saisir de son sex toy vibrant, à ma grande surprise, et jouer avec sur mon corps, ce qui provoqua en moi un orgasme dévastateur. Elle ne fut pas en reste ; je parvenais également à la faire jouir de manière prodigieusement intense. Décidément, la sexualité restera à jamais le mode de communication le plus symbiotique que nous ayons pu entretenir pendant les neuf mois de notre relation. Était-ce le bouquet final charnel de notre relation ? Je crois me rappeler m’être posé exactement cette question.

Le lendemain je retrouvais ma mère et Victoria. Le week-end que nous allions passer tous les trois serait simplement parfait. Nous avons déambulé dans la ville, fait des courses pour préparer d’excellents repas, avons réveillé la vieille passion enfouie de ma mère pour le tarot, avons bu du champagne et surtout nous avons parlé dans un climat de confiance et de sérénité assez rare. Y compris de sujets sensibles, en particulier de la mort de la sœur de Victoria. De nos ressentis, des traces que cet événement tragique avait laissées. J’étais avec les deux femmes les plus importantes de ma vie que je retrouvais avec une sincère émotion après l’apocalypse du coronavirus. Je mesurais comme jamais l’importance des temps de bonheur partagés avec les gens que l’on aime.

Puis ma sonnerie de téléphone vint assombrir le tableau. Un texto de mademoiselle B. me demandant mes disponibilités pour fêter son anniversaire le week-end suivant. Je feignis d’ignorer ce message. Ce n’était pas le moment. Je ne pouvais pas répondre, je ne voulais pas répondre. Comment lui dire, en effet, qu’il n’y aurait plus de week-ends avec elle, même pour son anniversaire.

Cette irruption de mademoiselle B. dans ma capsule de plénitude partagée avec ma mère et Victoria me perturba passablement. Mademoiselle B. n’y était pour rien cela dit. Elle souhaitait seulement planifier sa soirée d’anniversaire avec l’homme qu’elle aimait. Mais je ne supportais plus cette incursion de mademoiselle B. dans ma sphère d’intimité familiale. Je voulais retrouver ma sérénité, m’alléger de ce fardeau mental que constituait ma vie sentimentale partagée. Je voulais revivre ma vie d’avant. Ce week-end ne faisait que renforcer ma conviction sur ce point.

Je m’en voulais de ne pas être en mesure d’assumer pleinement mon souhait de rupture. Mais je n’avais plus le choix. Je devais me montrer courageux, au risque de faire mal.

Néanmoins, je ne trouvais guère que des mots d’une extrême ambiguïté que je rassemblais dans un texto assez distant et à double niveau de lecture. Je ne me doutais pas que ce serait ce message qui déclencherait le compte-à rebours du processus de rupture que je souhaitais tout autant qu'il me terrorisait.

Je commençais par m’excuser de n’avoir pas pu lui répondre plus tôt mais lui précisais que j’en étais dans l’impossibilité. Puis je lui fis part de ma joie d’être auprès d’elle pour fêter son anniversaire tout en lui précisant que je ne serais pas disponible pendant le week-end « pour des raisons sur lesquelles je ne souhaitais pas m’appesantir ». Mais nous avions des jours fériés et un pont qui nous permettrait de fêter l’événement… même si je commençais un peu à paniquer pour son cadeau, lui précisais-je. Muflerie évidente mais sincère : je ne savais pas quoi lui offrir de peur de commettre les mêmes erreurs qu’à Noël. Cependant le message central de mon texto était éloquent : je ne pouvais plus organiser mon temps autour de sa personne, même pour fêter son passage à l'âge christique.

La réponse de mademoiselle B. vint trois quarts d’heure plus tard et se focalisa sur un tout autre détail :

« Pourquoi ne pouvais-tu pas répondre plus tôt ? M’as-tu menti sur le lieu où tu passais ton week-end ? »

Puis elle me précisait que, faute de nouvelles de ma part, elle avait posé un jour de congé le samedi mais qu’elle ne faisait pas le pont du vendredi, contrariant au passage ma proposition de fêter son anniversaire pendant la semaine. De toute façon, concluait-elle, « cette histoire d’anniversaire n’est que complication et déception, et met encore en avant ce qu’on ne peut pas partager ».

Lorsque je pris connaissance de ce message, le lendemain, je fus pris d'un accès de colère froide qui m’accompagna pendant tout le jour. Son putain de rapport au mensonge commençait à sérieusement me taper sur le système. D’autant que je ne lui avais pas menti, formellement. Ce week-end, je l’avais bien passé à l’endroit où je lui avais dit que je serais. J'avais simplement occulté que je retrouvais Victoria, ma compagne, au cas où elle aurait oublié ce détail.

Quoique je fasse, j’étais de toute façon voué à être le couillon de l’histoire. Si je lui avais dit que je passais le week-end avec Victoria, elle m’aurait joué sa scène de désespoir ultime et elle m’aurait signifié sauvagement qu’elle ne voulait pas entendre le nom de sa rivale. Notre soirée aurait été, de toute évidence, gâchée par cette annonce. Au lieu de cela, j'avais pris le parti de lui épargner l’évocation de sa concurrente en posant un voile pudique sur les circonstances de mon week-end. Mais me voilà à présent repeint en menteur.

Je ruminais ma colère pendant toute la journée. Néanmoins, après ma journée de boulot, je me rendais dans la plus belle librairie de la ville pour faire les cadeaux que j’espérais, malgré tout, offrir à mademoiselle pour son anniversaire. Je dénichais un magnifique recueil de nouvelles fantastiques de Maupassant, en référence à une discussion zoom de confinement où elle m’avait avoué, à mon grand désarroi, ne pas connaître ce monument de la littérature fantastique alors même qu’elle se destine à être une spécialiste de littérature de l’imaginaire. Je complétais ce présent par un recueil de textes érotiques de Pierre Louÿs en référence à la dimension luxurieuse de notre relation et au goût prononcé de mademoiselle B. pour la littérature érotique. Enfin, je lui offrais un très beau carnet à dessin afin de l’encourager à reprendre cette expression artistique dans laquelle elle excellait mais qu’elle avait décidé de déserter.

Cela dit, ma colère froide ne m’avait pas quitté. De retour chez moi après ma séance d’emplettes, je m’attelais à rédiger ma réponse. Elle fut assez cinglante mais là encore je ne pus pas m’empêcher de noyer ma colère dans un enrobage élusif :

« J’ai bien passé le week-end chez ma mère en revanche je n’ai pas jugé utile de te dire qu’on l’a passé à trois. Voila pour les explications. Je suis évidemment une source de déception pur toi, je le sais depuis longtemps. Mais je fais au mieux, vraiment au mieux et ne peux pas faire plus.  […] Je tiens vraiment à toi et le temps à tes côtés t’est donné sans compter.  Mais ce ne sera jamais suffisant à tes yeux et je le comprends. Mais c’est tout ce que je peux t’offrir. La situation redevient pesante pour moi et stressante. Car il faut que tu comprennes, à défaut de l’admettre, que je souhaite passer du temps avec Victoria et que je ne peux ni ne veux sacrifier totalement mes week-ends avec elle. Surtout après cette période. C’est cruel mais c’est ainsi. […] »

Je n'avais pas jugé utile de parler à mademoiselle B. de ma vie de couple qui ne faisait, au demeurant, aucun mystère. Au surplus, avait-elle un besoin quelconque que je lui dise que je retrouvais Victoria alors même qu'elle m'avait si souvent enjoint de ne plus prononcer son nom en sa présence. En réalité, je souhaitais à présent dérober ma vie privée au regard de mademosielle B. Ce qui n'a rien à voir avec le mensonge.

La réponse de mademoiselle B. ne fut pas immédiate. Elle arriva deux jours plus tard :

« Je ne parviens pas à te pardonner ce mensonge. […] J’en suis extrêmement blessée. Plus que je ne l’aurais cru – je n’arrive pas à décolérer, j’espérais que laisser passer quelques jours me ferait redescendre, et c’est encore pire. Tu n’as pas « jugé utile » de m’informer, […] tu n’as pas jugé utile de respecter mon rapport (certes névrotique) à l’honnêteté, ni à respecter cette clause non négociable de vérité entre nous – certes, tu ne m’as jamais rien promis en ce sens, mais il me semblait que c’était tacite. […] J’avais tort, c’est ma faute. Toutefois je je ne peux pardonner le mensonge.

Je travaille à terminer ce que je te dois. J’ai besoin de finir ces « dettes » et n’avoir plus rien qui obscurcit mon jugement. Exercice difficile et schizophrénique de retrouver en moi celle qui t’aime pour finir les toiles commencées. […] il serait de toute façon impossible pour moi de ne pas honorer une promesse. Plutôt crever. Lorsque j’aurais terminé […] peut-être demain – peut-être y verrais-je plus clair […] et j’arriverai à savoir si je peux te pardonner […] »

Cette posture auto-attribuée de juge , cette remise en cause de mon honnêteté prétendument viciée, cette invocation d’une clause tacite entre nous qui n’existait que dans sa tête, ce registre moral quasi-chrétien de la dette et du pardon … Ma colère froide se mua en détermination.

Mademoiselle B. sonnait l’hallali de notre relation amoureuse ? J’en étais presque soulagé. Mademoiselle B. ne pouvait me pardonner ? Tant mieux. J’étais prêt à offrir à mademoiselle B. ma malhonnêteté peccamineuse sur un plateau d’argent si cela pouvait lui donner, enfin, la raison valable pour mettre fin à cette triste comédie.

(Déterminé, déterminé, déterminé)

Je ne répondis pas.

Finalement, mademoiselle B. m’appela le lendemain, en fin de journée :

« Bonsoir. J’ai fini les toiles. Je voudrais te les apporter.

-    On ne peut pas continuer comme ça. » 

Ma réponse est tranchante, je suis moi-même stupéfait par les mots que je viens de prononcer. Coup d'arrêt.

Elle tente un couplet pathétique sur son rapport à l’honnêteté. 

(Déterminé, déterminé)

Je l’interromps brutalement :

« Je me suis dit que tu avais enfin une bonne raison de m’en vouloir. Tu me reproches de ne pas t’avoir dit que j’étais avec Victoria ? Mais c’est ma vie privée et tu n’as pas en connaître. D’un côté tu ne veux plus entendre parler d’elle, et là tu me reproches de ne pas t’avoir dit que je passais le week-end avec elle. C’est schizophrénique. J’en peux plus de cette situation. Ça me pèse comme tu ne peux pas l’imaginer »

(Déterminé)

La discussion devient âpre, étouffante. Mademoiselle B. halète, cherche sa respiration :

« Tu n’as qu’à lui dire, tente-t-elle. Sors du mensonge et mets-nous sur un pied d’égalité !

 - Et pourquoi je ferais ça. J’ai passé un week-end merveilleux avec elle. C’est avec elle que je souhaite faire ma vie, tu le sais très bien. Il faut qu’on arrête !

-  D'accord, je prends les toiles et te les dépose. Qu’on en finisse »

(Déterminé)

J’entends qu’elle est totalement anéantie. Je prends conscience que la scène de rupture ne se passera pas aussi facilement que je l’envisageais. Elle n’est pas prête à cela, contrairement à ce que j’avais cru déceler dans son message rageur. Elle bredouille, arrête de parler, répète mécaniquement qu’elle vient me déposer les toiles.  J’essaye tant bien que mal de la dissuader de prendre la route. Je lui propose plutôt de passer chez elle pour prendre les toiles. Elle m’enjoint de la fermer. J’entends qu’elle ferme la portière de la voiture. Elle démarre, son téléphone toujours allumé, sûrement posé sur le siège du passager. Je peux suivre littéralement son itinéraire. J’attends sans dire un mot. L’appel s’arrête finalement au bout de quelques minutes.

Elle arrive en bas de chez moi, me rappelle. Je lui ouvre, et pendant qu’elle prend l’ascenseur, ma détermination fond comme un miko en plein soleil. Je suis bouleversé. Mademoiselle B. souffre. Je la fais souffrir. Je me déteste.

Elle arrive, lourdement chargée, tel un zombie. Je lui propose de s’asseoir. Son cerveau est sur pilote automatique. Elle ne veut pas s’asseoir. J’ai les toiles, emballées, entre les mains. Elle ne veut pas être là quand je les ouvrirai. Finalement elle accepte de se poser. Petit soulagement.

Je ne sais plus quoi dire. Un ange passe. Finalement c’est elle qui me demande d’ouvrir les toiles.

Je m’exécute gauchement. Je découvre ses œuvres, ses « dettes » comme elle les nommait. Je suis abasourdi. Je découvre une toile sublime représentant, en ombres chinoises, les musiciens de mon groupe de musique jouant au milieu d’une forêt. Il fait nuit, les musiciens sont éclairés par un feu de camp dont la lumière irradie le centre du tableau.  A l’arrière-plan, on aperçoit l’ombre d’une ville tandis qu’au premier plan, des dizaines de lucioles volètent et parsèment tableau de tâches phosphorescentes d'un vert lumineux.

Je suis ému. C’est sublime. Je ne peux pas cacher mon émerveillement. C'est la plus belle œuvre de sa réalisation qu'elle m'ait donné à voir. Et j'en suis le destinataire et la source d’inspiration. Mademoiselle B. m’interrompt en pleine contemplation pour m’indiquer qu’il y a une lettre qui accompagne le tableau. J’ouvre la lettre et la lis en silence. Mademoiselle B. m’indique le titre du tableau qui est également celui qu’elle souhaite attribuer à ma dernière composition.

Lampyre (la luciole)

Dans un très beau texte manuscrit, je découvre que les lucioles du tableau, c’est elle. Un insecte fragile et menacé dont la lumière phosphorescente n’est visible que la nuit, jamais en pleine lumière. La luciole mademoiselle B. que j’ai reléguée dans l’ombre de ma vie sentimentale et qui ne pourra jamais entendre sur scène le titre qui portera le nom qu’elle a choisi.

Elle me demande si ça me plait. Quelle question ? Bien plus que cela. Je suis totalement ému, j'ai les larmes aux yeux.

Je lui fais la promesse solennelle que ce titre sera celui de ma composition. Pour la première fois je vois un peu de joie dans son regard. 

Je suis ébranlé. Comment puis-je faire du mal à une femme qui me fait don de telles preuves d’amour ? Suis-je un monstre ? Je suis un monstre.

Mais je ne dois pas flancher.

Vient ensuite la découverte du second tableau. Lorsque je le découvre, j’ai le cœur qui part en lambeaux. Sous un cadre en verre, je découvre une composition complexe alliant un dessin et un collage subtil de l’ensemble des témoignages de notre parenthèse enchantée de confinement : les cache-seins improvisés de nos conversation webcam, des extraits de partitions des morceaux de musique classique que je lui ai fait découvrir, une pièce d’un jeu de société auquel nous avons joué presque chaque dimanche … Un condensé de ces deux mois de bonheur éphémère rendu possible par des circonstances à dimension historique.

Je veux la serrer dans mes bras.

Mais je ne dois pas flancher.

Je reste à ma place et ne tente aucun geste équivoque ou déplacé.

Mademoiselle B. m’indique qu’il ne faut pas se fier aux apparences et que le tableau recèle un mystère. Je fonds littéralement. Ressurgissent immédiatement les souvenirs émerveillés de la chasse au trésor qu’elle avait mise en scène dans mon appartement le jour de mes 40 ans.

Je suis un monstre. Je suis un monstre. Mais il est trop tard.

Et je ne dois pas flancher.

Cette scène émouvante et éprouvante de déballage achevée, j’initie timidement le dialogue. J’essaye de lui faire comprendre que la situation est malsaine, qu’on se fait du mal mutuellement. Je lui fais remarquer qu’elle non plus ne supporte plus la situation.

Elle m’interdit de parler pour elle. Elle m’expose sa théorie à propos de moi et Victoria : Victoria me sécurise car j’ai une peur bleue de l’aventure et de la prise de risque. J’approuve ; c’est vrai que Victoria me sécurise et que je l’aime pour cela.

Je me suis bien gardé de lui rétorquer que la recherche de sécurité n’a rien de honteux et que c’est précisément le moteur de l’humanité et, à l’échelle individuelle, ce que les Hommes recherchent en premier lieu dans la vie à deux. A-t-elle réfléchi au fait qu’il n’y a pas de liberté sans sécurité. La peur du lendemain comme seule perspective de vie transforme les hommes en bêtes et exacerbe l'égoïsme.

Mademoiselle B. a pourtant un besoin viscéral de sécurité matérielle et affective et c’est sûrement parce que j’étais en mesure de lui offrir une telle perspective qu’elle est tombée amoureuse de moi. Sauf que le besoin de sécurité affective ne peut pas être à sens unique. En effet, a-t-elle réfléchi au fait qu’elle a été, tout au long de notre relation, la femme la plus insécurisante qui soit : changeante, prisonnière de ses passions tristes, aux prises avec ses démons infantiles, exhibant ses failles et ses angoisses de mort… La somme de ses déboires amoureux devrait à tout le moins lui faire admettre que déverser des tombereaux d’amour n’est pas une condition suffisante pour s’attacher un homme.

Finalement je lui lâche quand même :

« Une des raisons qui fait que ça ne peut pas marcher entre nous, c’est que je ne pense pas pouvoir aimer, un jour, ta mère ».

Elle est interloquée, ne comprend pas ce que sa mère vient faire ici. 

C’est pourtant la chose la plus sensée que j’ai été en mesure de lui dire ce soir-là. Car quand on s’endort avec un(e) conjoint(e), ses parents et ses grands-parents sont également dans le lit. Or les siens sont très encombrants. En raison de leur absence coupable. 

Je regarde mademoiselle B. Je tombe sur son regard désespéré. Je suis terrorisé et attendri à la fois. Ma détermination n’est plus qu’une flaque d’eau saumâtre. Je ne parviens pas assumer d’être la cause de sa douleur. Je suis à deux doigts de faire machine arrière.

Mais je ne dois pas flancher.

« Je pourrais te proposer de continuer ! Mais à mes conditions : il faudrait que tu acceptes la présence de Victoria, que tu ne m’emmerdes plus à son sujet, que tu acceptes qu’on se voie quand je le souhaite … Tu serais prête à accepter ça ? »

Moment de flottement que j'interromps dans un réflexe salavateur :

« J’espère que tu refuserais ! Ce serait totalement malsain. »

Je lui dis que je l’aime, plusieurs fois, qu’il y aura toujours une place pour elle dans mon cœur. Je ne crois pas avoir jamais dit « je t’aime » à une femme. Je crois que je suis sincère. Je ne la quitte pas par manque d’amour mais en raison de notre impossibilité amoureuse. Nuance de taille.

Elle m’envoie paître. C’est de bonne guerre.

J’insiste. Je veux qu’elle sache qu’elle pourra compter sur moi, en toute circonstance.

En toute circonstance ? Elle me prend en défaut :

« Dans ce cas, fais-moi un enfant, tout de suite »

Evidemment. En toute circonstance, peut-être, mais peut-être pas dans n’importe quelle condition…

Elle rejette fermement la main que je lui tends. C'est logique. Maintenant, elle me fait peur.

« Tu as peur de quoi ? Que j’appelle Victoria et que je lui raconte tout ?»

Non. Je sais qu’elle ne fera jamais une chose pareille. (Ndlr : c'est pourtant ce qu'elle fera ; ne jamais douter du pouvoir desructeur des femmes)

Je lui dis que je crains qu’elle se fasse du mal à cause de moi.

Elle m’interdit de me soucier d’elle. Cela ne me regarde plus. De toute façon, me dit-elle, une fois qu’elle aura franchi le seuil de la porte, j’éprouverai un grand soulagement et je pourrai retourner à ma pathétique vie sentimentale avec Victoria. Cela ne fait aucun doute à ses yeux. Dans un sens, je suis presque rassuré par sa saillie méprisante. 

Il est temps de partir. Mais je voudrais qu’elle accepte les cadeaux que je lui ai faits. Elle refuse, par réflexe de survie, me répond-elle. Au lieu de cela, c’est mademoiselle B. qui m’offre une dernière chose non prévue : un livre sur les tatouages qui l’avait tant bouleversée et dont elle m’a dédicacé la première page. Les tatouages, la seconde peau de mademoiselle B… Tatouages que j’ai si souvent embrassés : son soleil sur la nuque, son coquelicot sur l’épaule et ses imposantes ailes qui recouvrent ses omoplates.

Ces ailes qui me firent immédiatement penser à Icare lorsque je les ai vues la première fois, dans l'intimité. Il y a de cela une éternité. Je me remémore lui avoir parlé de ce mythe grec, au petit matin d'une journée de fin d'été.

Les ailes d'Icare avaient été créées par son père, Dédale, avec de la cire des plumes afin de lui permettre de fuir le labyrinthe où il se trouvait prisionnier. Mais Icare, grisé par son propre vol, s'approcha trop près du soleil, en dépit des mises en garde de son père. Ses ailes fondirent et Icare mourut, précipité dans la mer.

"Tu es en train de me dire que tu te prends pour le soleil" m'avait alors répondu mademoiselle B, malicieuse.

Si seulement Icare avait écouté les mises en garde de Dédale... 

Elle se lève, je la précède. Je meurs d’envie de la prendre dans mes bras, l’embrasser, lui faire l’amour intensément.

Impossible de faire machine arrière. J’ouvre la porte, elle franchit le seuil et s'éloigne dans le couloir. Je l’accompagne des yeux jusqu’à ce qu’elle entre dans l’ascenseur. Je meurs d'envie de la rattraper pour la serrer contre moi.

Mais je ne dois pas flancher.

Ça y est. Mademoiselle B. a disparu de ma vie.

J’ai immédiatement ressenti un grand soulagement, comme elle me l’avait prédit.  J’ai tenu bon, je n'ai pas flanché.

Mais je me sens vidé et sale. J’aurais tant voulu lui faire comprendre que c’est par amour pour elle que j’ai fait tout cela. Parce que j’étais devenu toxique et qu’elle était devenue dépendante à ma toxicité. Il fallait que cela cesse. Pour elle, pour moi, pour nous. 

Je reste un long moment assis, hébété, les yeux dans le vague.

 

« Je te l’avais bien dit

-          Par pitié, laisse-moi tranquille

-          N’empêche que tu étais à deux doigts de la retenir. Tu es un dur, toi, c'est clair !

-          Je suis humain, c’est tout. Tu crois que c’est facile de quitter une femme qui t’aime. Tu crois que c’est simple d’affronter la douleur de l’autre, surtout quand c’est toi qui l’as causée ?

-           Je rêve ou tu lui as dit "je t'aime" ?

-       C'est vrai ... cela m'effraye un peu. Je ne pensais pas que c'était aussi facile à dire. Et je crois même que j'étais sincère, cela m'effraye d'autant plus.  Cela dit, ça change quoi à la situation ? Aimer une personne implique également de tout faire pour ne pas la faire souffrir. Et je la faisais souffir. 

-         Pourtant elle serait prête à accepter tes conditions, j’en suis sûr. Elle serait même prête à accepter ta vie avec Victoria.

-          Ce serait malhonnête de ma part.

-          Reconnais quand même que sexuellement, c’est le pied !

-        Mademoiselle B. a besoin d’amour, de sécurité affective, d’un homme qui la rassure et lui permette de se projeter dans la vie. Je te l’ai déjà dit. Je ne suis pas cet homme. Je ne veux pas profiter d'elle ou de son corps sans rien pouvoir lui donner en retour.

-     Il faut que tu lui dises que tu tiens à elle.

-      A quoi bon ? Pour l'empêcher de faire son deuil ? Pour faire comme #copine 1 avec Sylvain car elle ne supporte pas qu'il échappe à son contrôle alors même que c'est elle qui a précipité leur rupture ?

-          Par reconnaissance pour toutes les preuves d’amour qu’elle t’a données. Regarde les tableaux qu’elle t’a faits. 

-          C’est vrai que c’est magnifique.

-          Dis-lui que c'est magnfifique et que tu souhaites faire de son tableau, ton tableau devrais-je dire, la future affiche de ton groupe.

-          Tu es sûr ? C'est vrai que ça aurait de la gueule.

-          Evidemment et en plus ça lui fera plaisir au-delà de tes espérances ! 

-          Et Victoria dans tout ça ? C’est avec elle que je veux faire ma vie. Je souhaite revenir à ma vie d'avant, retrouver l'harmonie de mon couple. Je le souhaite et pour y parvenir, il faut également que je fasse mon deuil de ma relation avec ma maîtresse. 

-          Tu radotes. Victoria t’apporte tout ce que mademoiselle B. ne t’offrira jamais, c’est évident. Tout sauf une chose… Le sexe.

-          C’est vrai que c’est compliqué sur ce terrain. Mais l'amour ne tient pas qu'au sexe. La sexualité en berne est le symptôme de la chute de désir. Je porte ma part de responsabilité en la matière.

-     Il est temps que tu lui craches le morceau à propos de ta liaison avec mademoiselle B. C’est même essentiel qu’elle prenne conscience qu’elle ne vit pas dans une bulle. Ça ne lui ferait pas de mal qu'elle comprenne, pour la première fois, qu'elle peut être en danger dans votre couple ; ça l’obligerait à te remettre au cœur de sa vie. Et toi, ça te libérerait d’un poids sur la conscience. C'est la condition sine qua non pour que puisse démarrer votre processsus de reconstruction.

-     Tu as raison. Il est temps

-     Et puis, je suis sûr qu'elle ne t'en voudra pas d'avoir assouvi avec mademoiselle B. ton besoin charnel qu'elle ne pouvait pas te donner. Avec un peu de chance, elle sera même reconnaissante envers mademoiselle B. 

-      Je te vois venir. Le polyamour assumé. C'est une folie. Laisse-moi tranquille. Quitte mon crâne. Maintenant !»

J’étais perdu, triste et exsangue. Les sentiments contradictoires me souffletaient les neurones.

J'ai pris mon téléphone et appelai la seule personne qui pouvait m’écouter et m’offrir une oreille attentive et lucide en cet instant : ma mère.

« Allo ? C'est fait, je viens de rompre avec mademoiselle B. J’ai besoin de parler avec toi. J’arrive dans une heure. Et je déposerai quelques affaires »

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