Mémoires de confinement

date_range 15 Août 2020 folder Fragments de la vie d'Isaac

Victoria, l’hôpital et le coronavirus (non, les soignants ne sont pas des héros)

 

Lorsque l’épidémie de Covid-19 se déclare fin 2019, les gouvernements de la plupart des pays occidentaux affichent, face à ce nouveau risque épidémique venu de Chine, une sérénité totalement déconcertante si on la met en perspective avec la rigueur des mesures de santé publique mises en œuvre dans le même temps dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, premiers touchés par l’épidémie. Dans un premier temps, en France, on a d’abord minimisé le risque d’importation de cette maladie exotique sur le sol national

 

Puis l’Italie subit de plein fouet l’épidémie courant février, décide de confiner une partie de sa population et l’on commence à prendre conscience de la terrible comptabilité mortuaire transalpine. De quelques morts, on pourrait passer à des centaines de milliers si d’aventure des foyers épidémiques (ou clusters) se déclaraient sur notre pays. Nous découvrons peu après qu’un rassemblement évangéliste s’est tenu à Mulhouse et que le Haut-Rhin est désormais un cluster épidémique. La propagation de l’épidémie à tout le grand-Est qui s’ensuit commence à inquiéter sérieusement. Les témoignages édifiants des personnels soignants se multiplient : visiblement, il ne s’agit pas d’une grippette mais d’une maladie pouvant entraîner la mort par insuffisance respiratoire après une terrible agonie. Les cas de transmission au personnel médical se multiplient, les services d’urgence commencent à être débordés, les services de réanimation sont saturés dans de nombreux hôpitaux du Grand-Est … 

 

Victoria, qui est Directrice des soins d’un hôpital d’une grande ville de la Région, m’appelle un soir :

 

« C’est catastrophique : un cas de Covid s’est déclaré dans mon service de rhumatologie. Le patient n’a pas été mis en isolement tout de suite et il a été en contact avec tout le service et avec de nombreux patients. Le personnel est en train de tomber comme des mouches. On est considéré comme cluster par l’ARS. Le problème c’est qu’on n’est pas du tout équipé pour de la réanimation ; on n’a que 5 respirateurs. Il est préférable que tu ne rentres pas ce week-end ».

 

Nous sommes le 1er mars 2020.  Je ne me doutais pas que je ne reverrais Victoria que 2 mois plus tard.

 

A ce moment, le président de la République demeure serein et se rend au théâtre avec sa femme ; en sortant il incite les Français à ne pas rester « cloîtrés chez eux ». Nous sommes le 7 mars, deux jours avant que l’Italie ne déclare le confinement pour l’ensemble de la population. Le 12 mars, le Président de la République convoque un Conseil scientifique ad hoc censé le conseiller sur les mesures à prendre pour faire face à l’épidémie. Dans la foulée, décision est prise de fermer tous les établissements scolaires du pays, contredisant par la même occasion le Ministre de l’éducation nationale qui assurait 3 jours plutôt qu’il ne saurait être question de suivre l’exemple italien. Puis c’est le tour des bars et restaurants ainsi que les lieux recevant du public.

 

En revanche, il n’est point question d’annuler le premier tour des élections municipales. Elles se tiendront bel et bien le 15 mars dans une ambiance de plomb. Deux jours plus tard, le Président de la République, Emmanuel Macron, annoncera solennellement le confinement sanitaire du pays. « Nous sommes en guerre » répétera-t-il plusieurs fois…  

 

Le 18 mars, je reçois un message d’Victoria sur Messenger alors que je suis au boulot :

 

« Tu peux mettre ce message sur ta page facebook, tu as plus d’amis que moi »

 

Le message en question provenait du service communication de l’hôpital où travaille Victoria.

 

Y figurait l'inscription suivante :

 

« Nous avons besoin de vous, nous faisons appel à votre générosité et à votre solidarité

Vous êtes nombreux à souligner le courage des personnels soignants en première ligne dans la lutte contre le covid-19.

Vous le savez, les hôpitaux sont en manque de masques chirurgicaux et de masques FFP2. Dans nos structures ces masques peuvent sauver des vies. Si vous avez des boites complètes de masques nous viendrons les chercher »

 

En réalité, nous découvrons avec effroi que le pays n’est absolument pas préparé pour l’épidémie. Il y a pénurie de gel hydro-alcoolique, le stock de masques chirurgicaux des hôpitaux est famélique et les masques FFP2 sont inexistants. Plus grave, nous comprenons que l’appareil productif français est absolument incapable de produire les biens, fournitures et médicaments vitaux pour faire face à la crise.

 

Pendant la crise sanitaire, ponctuée par un décompte quotidien des victimes du covid-19 le pays semble découvrir l’abnégation des soignants : médecins, infirmiers, aides-soignantes, brancardiers … placés en première ligne de gestion de l’épidémie. On découvre le dévouement de ces milliers de femmes et hommes, et la population s’adonne à un rituel improvisé d’applaudissements aux fenêtres, tous les soirs à 20 heures, pour saluer leur courage. Les soignants sont drapés de qualités héroïques que le gouvernement souligne à chacune de ses allocutions.

 

Le soir même Victoria m’annonce que la Direction générale de son hôpital a décidé de dédier la plus grande partie de ses services à l’accueil de patients atteints par le Coronavirus afin de décharger le Centre hospitalier régional de la ville, totalement étranglé par l’épidémie. Il semblerait que leur service d’urgence reçoive un appel toutes les 30 minutes de personnes en urgence respiratoire. Ils n’ont plus de lits disponibles et le matériel de réanimation est mobilisé à 100%. C’est une hécatombe. Victoria m’enjoint d’observer strictement le confinement et de ne surtout pas entrer en contact avec ma mère.

 

Elle m’annonce qu’elle a de la fièvre depuis 3 jours et un mal de crâne insupportable. Mais qu’au moins, grâce à cela, elle a le privilège de pouvoir porter un masque au travail. Mais elle n’a pas le temps de penser à cela. Elle travaille de 7h30 à 20h30 tous les jours, et sera sûrement mobilisée les week-ends. Victoria a la charge d’organiser la réorganisation d’urgence de son établissement. Appeler les patients pour annuler toutes les interventions planifiées, gérer l’absentéisme colossal, opérer le transfert de patients et des lits. Des chirurgiens de son service d’orthopédie se sont portés volontaires pour apporter leur aide … Mais pas en en tant que médecins, en raison de leur assurance : ils se transformeront ponctuellement en brancardiers ou aides-soignants pour l’occasion.

 

Pendant près de 3 semaines, nos conversations téléphoniques tourneront autour du covid-19, encore et encore. Notre couple n’existe plus et nous nous engueulons quand je lui demande un peu d’attention. Un soir, elle me traite littéralement de planqué ce que je trouve cruel car moi non plus je n’ai pas été confiné et j’ai continué à travailler sur mon lieu de travail chaque jour.

 

Son quotidien est, il vrai, inimaginable et incomparable. La gestion quotidienne des morts, des camions frigorifiques loués et stationnés devant l’établissement car la morgue est saturée ; une grande partie du personnel soignant de son établissement porteuse de la maladie dont sa collègue de bureau diagnostiquée positive, un collègue médecin entre la vie et la mort (elle s’en remettra miraculeusement), d’autres, par bonheur qui s’en sont remis sans trop de casse.

 

Elle m’informe que son établissement vient créer un service pour accueillir les malades en provenance d’EHPAD… dans le service de soins palliatifs. En d’autres termes, il s’agira d’un mouroir pour personnes âgées sans possibilité de bénéficier de soins de réanimation. Un autre jour, elle me relate le décès pour cause de coronavirus d’une patiente admise en oncologie. Le corps a été immédiatement mis dans une housse mortuaire. La famille n’a pas eu le droit de voir le corps.

 

Je m’inquiète sérieusement pour la santé de Victoria. Elle me rassure, si l’on puit dire :

 

« La bonne nouvelle c’est que si je dois aller en réanimation, je serai prioritaire. Une aide-soignante du service a développé une forme grave, ils ont désintubé une personne âgée en fin de vie pour pouvoir la prendre en charge ».

 

Glaçant. La réaction de Victoria, égoïste et cynique en apparence, a en réalité deux significations fortes. Premièrement elle me confirme que l’on pratique massivement le tri des patients atteints du Covid-19 en dépit du tabou qui règne sur la question. Ensuite, elle me fait prendre furieusement conscience qu’elle et ses collègues ne sont pas des héros. L’héroïsation des soignants est une fable visant à dépolitiser les conditions objectives des professionnels de santé et mieux les enfermer dans une posture intenable. Les héros sont en effet des individus disposant de facultés physiques, morales et psychologiques supérieures à la normale, assumant leur mission de vie sans rien attendre en retour, dans une sorte de geste sacrificielle. Le héros ne s’abaisse pas à demander de l’aide, des moyens supplémentaires ou des horaires de travail décents. Et en encore moins à demander vulgairement des sous. Ils peuvent bien se fabriquer des blouses de fortune avec des sacs poubelles ou des voiles d’hivernage[1] ! La réaction de Victoria me signifie avec crudité que les professionnels de santé ne sont décidément pas des héros mais des femmes et des hommes qui craignent pour leur vie et qui ont embrassé le métier de la santé par vocation et non par sacrifice.

 

Victoria m’indique que 8 000 masques leur ont été donnés suite à leur annonce facebook. De quoi tenir quelques jours. Pas plus. D’autant qu’ils ont rétrocédé, par compassion, une partie des dons à un EPHAD de la Région où le personnel travaille dans des conditions infiniment plus précaires, pour ne pas dire révoltantes. Les personnels n’ont aucun équipement de protection et sont tenus de faire les soins avec des protections de fortune, parfois des sacs poubelles.

 

Quelques semaines plus tard, la situation reevient progressivement à la normale. Victoria m'indique que la plupart des patients admis en urgence regagnent progressivement leur domicile, non sans de graves séquelles pour certains. Son établissement, totalement dédié à la gestion du Covid 19 pendant 2 mois retrouve peu à peu son activité normale.  L'heure du déconfinement, par deux fois repoussée, est confirmée le 11 mai. Nous espérons intimement, sans trop y croire, que ce 11 mai 2020 sera le point de départ d'un monde nouveau. Mais pour l'heure, il nous faut gérer  les conséquences de l'urgence sanitaire qui a ébranlé le pays et le laissera exsangue pendant de longs mois.

 

La semaine précédente, j'ai bravé l'interdiction de circulation et pour retrouver Victoria, avec l'espoir de ne pas me faire arrêter. Nous nous sommes donnés rendez-vous chez ma mère située à mi-chemin entre mon lieu de célibat géographique et notre domicile conugal pour y passer le week-end. Nos retrouvailles à tous les trois furent particulièrement agréables. Victoria est en bonne santé mais épuisée physiquement et nerveusement. Je suis quant à moi heureux de la retrouver après ces deux mois d'apocalypse sanitaire. Je me dis qu'elle a enduré une épreuve terrible tandis que pour moi le confinement a consisté en une parenthèse de vie assez heureuse. Je n'en porte pas vraiment de culpabilité mais je me sens infiniment redevable envers elle ainsi qu'à ses milliers collègues qui ont géré, partout en France, les conséquences sanitaires d'un monde qui, décidément, ne tourne pas rond. Avec pour seule arme, leur dévouement et leur professionnalisme pour préserver la chose la plus importante qui soit : la vie des gens.

 

Epilogue : hôpital, jour d’après ?

 

L’Allemagne a été citée en exemple pour sa gestion de la crise épidémique. Son faible taux de mortalité suscite des interrogations évidentes : comment ont-ils fait ? Le système hospitalier allemand n’est pas intrinsèquement plus performant que le système français. Beaucoup plus inégalitaire, il présente en outre des faiblesses caractérisées en termes de traitement du cancer. Toutefois, contrairement à la gouvernance sanitaire française, ultra-bureaucratique et centralisée autour des ARS, l’organisation hospitalière allemande dépend des länder et laisse une place importante à la délibération politique dans un pays où la population est très attachée au maintien des capacités d’hospitalisation. De fait, le nombre de lits de réanimation est deux fois plus élevé en Allemagne qu’en France.

 

La crise du Covid-19 nous a furieusement démontré que les lits d’hospitalisation avaient une utilité et surtout qu’on ne pouvait traiter des urgences qu’en maintenant des lits non-occupés. Au même titre qu’on ne supprime pas les pompiers lorsqu’il n’y a pas de feu à éteindre… En France, la frénésie gestionnaire a amené notre pays à sacrifier une grande partie de ses capacités d’admission d’urgence ; depuis 1981 le nombre de lits de l’hôpital public, toutes spécialités confondues, est passé de 400 000 à 250 000 lits. La durée de séjour a dans le même temps été divisée par deux. La crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019, pendant laquelle les réanimateurs pédiatriques durent transférer des nourrissons à plus de deux cents kilomètres de leur domicile parisien faute de lits et de personnel, annonçait la catastrophe. Mais elle n’ébranla point les responsables politiques accrochés à leur vision financière de la santé publique. Il a finalement fallu la crise du covid-19 pour nous démontrer que cette orientation gestionnaire était tout bonnement suicidaire car l’hôpital français n’était plus adapté à une gestion épidémique massive avec une hospitalisation pouvant aller jusqu’à 6 semaines.

 

Toutefois, reconnaissons que l’hôpital public français a tenu bon et ce, uniquement grâce à l’abnégation quasi-sacrificielle de milliers de soignants, partout en France. Les soignants, et surtout les derniers de cordée ont fait preuve d’une abnégation totale qui force le respect. Eux auront des comptes à demander.

 

Empêcher le retour du monde d’avant impliquera évidemment une mobilisation citoyenne et démocratique aux côtés des soignants qui ne passera pas simplement par des applaudissements à 20 heures ; applaudissements qui se sont d’ailleurs mystérieusement tus dès le lendemain du confinement. 

 

 



[1] Situations malheureusement réelles

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