Le contrepoint d'Isaac : chronique d'une impossibilité amoureuse (acte IV-2)

date_range 16 Juillet 2020 folder Isaac et mademoiselle B.

Acte 4 scène 2 : Le Désir ou Questionnements philosophiques exposés dans un courriel prétentieux envoyé à mademoiselle B. la veille de Noël

Mademoiselle B. m’avait offert une déclaration d’amour d’un lyrisme dévorant qui ne parvenait pas à occulter son angoisse viscérale d’être quittée. En réalité, derrière la déclaration, la peur d’abandon transpirait de la prose de mademoiselle B. et n’était pas sans m’inquiéter.

Je devais lui répondre, prendre le temps de composer un texte à la hauteur de sa déclaration. Mais je souhaitais trouver les mots justes, distanciés pour lui faire passer un message. Amener mademoiselle B. à s’interroger sur le sens de son amour et les raisons de son angoisse d’abandon. Lui faire prendre conscience de la répétition des schémas amoureux auxquels elle était apparemment vouée. Et lui faire comprendre le trouble que la situation instillait dans mon esprit.

Je me suis mis à écrire frénétiquement, consciencieusement, un très long texte dont je reproduirai ici les principaux passages. Distancié et dénué d’affect, je dois l’admettre aujourd’hui. Et inutilement prétentieux dans la forme, je le reconnais également. Cela a toujours été mon principal travers. Lorsque je me sens en danger, j’ai une tendance très forte à me réfugier dans une lecture rationnelle et analytique des évènements. Au risque de heurter mes interlocuteurs par la froideur de mes propos. J'ai eu à en cuire plus d'une fois.

Je précise à toutes fins utiles que je suis un philosophe dilettante et assez médiocre mais je suis convaincu que la démarche philosophique est une hygiène mentale que nous devrions tous pratiquer. Ne serait-ce que pour la puissance introspective qu'elle offre à celui qui la pratique.

L’avant-veille de Noël, je lui ai donc envoyé un mail intitulé « Désir ». Référence univoque à la phrase de Nietzsche qui me semblait apporter les clés de compréhension du psychodrame qui se tramait entre nous. Parvenir à trouver des mots justes pour inviter mademoiselle B. à identifier les causes de son rapport déceptif aux hommes et à l’amour. Lui faire toucher du doigt la démesure de ses espérances amoureuses qui l’amenait à placer des espoirs invariablement contrariés dans la construction de couple. Et lui faire comprendre que je commençais à prendre peur d’une situation qui commençait à nous mettre en danger. Plus prosaïquement, je voulais lui donner quelques pistes de réflexions sur sa propension légendaire à attirer les tocards masculins et à découvrir butalement qu'ils en étaient lorsqu'ils décidaient de partir en courant... Et si le problème venait autant de la représentation que mademoiselle B. se faisait de la vie à deux que des mauvais numéros sur lesquels elle tombait avec constance ?

Et puis cette phrase m’apparut comme une évidence :

« On en vient à aimer son désir et non plus l’objet de ce désir »

Ce questionnement philosophique sur le désir est extrêmement puissant bien que très froid, voire cynique, en apparence. J’admets avoir mis des années avant de comprendre le sens profond de cette phrase. Nietzsche nous amène en réalité à envisager l’amour avec un grand A avant tout comme un processus autocentré. Aimer son désir davantage que l’objet de son désir signifie qu’un individu ne s’attache pas réellement à la réalité objective de la personne aimée (l’objet) mais ressent un besoin incontrôlable de s’adonner à la passion (le désir) afin de conjurer ses angoisses de mort. Par soi et pour soi.

Ainsi, moi, Isaac, je suis un objet de désir au même titre que Miguel ou Charles-Henry ont pu l’être à leur manière dans la vie amoureuse de mademoiselle B. Des individus avec leurs limites, leurs défauts mis en balance avec les aspects plus lumineux de leur être. Pour ce qui nous concerne, mademoiselle B. et moi-même, nous ne nous connaissions guère que depuis trois mois. Comment mademoiselle B. pouvait-elle prétendre, au bout de trois mois, être certaine de m’aimer tel que je suis au-delà des apparences trompeuses des débuts de relation, moment fatidique où les amants s’efforcent de masquer par tous les moyens leurs défauts ontologiques. Et moi le premier. Avec Victoria, nous avons mis des années à élaborer notre découverte mutuelle. Et je me souviens précisément du jour où j’ai compris que je l’aimais lorsqu'elle a enfin accepté de regarder le film de ma vie : L’armée des ombres de Melville. Son émotion ressentie le soir-là totalement à l’unisson de la mienne, le fait qu’elle exprime les questionnements intimes sur le sens de l’engagement et du sacrifice individuel pour la défense de causes morales qui nous dépassent… J’ai compris à ce moment précis que je venais de rencontrer pour la première fois une femme en totale consonnance éthique et spirituelle avec moi. Une femme pétrie de contradictions mais une femme que je pouvais aimer pour ce qu’elle est, avec la somme de ses qualités et de ses défauts. Et j’ai fini par aimer ses défauts, ses névroses, dans un processus d’empathie du couple fondé sur l'influence mutuelle des personnalités qui le composent.

Nous n’en étions évidemment pas à ce stade avec mademoiselle B. Nous ne nous connaissions que depuis peu et nous et n’avions guère dépassé le stade de la découverte mutuelle.

Elle avait bien tenté tant bien que mal de se détacher de l’attachement amoureux qui était en train de l'assailir mais elle n’avait pu dissimuler bien longtemps la puissance dévastatrice de son (besoin d’) amour :

« J'avais évidemment tous les éléments pour comprendre la nature exacte de ton amour, saisir que tes sentiments n'étaient pas feints et que la distance émotionnelle que tu essayais d'instaurer entre nous n'était qu'une façade, une protection mentale visant à te prémunir contre une énième déception sentimentale ravageuse. Je n'avais qu'à saisir la signification des attentions magnifiques dont tu m'as gratifié à l'occasion de mon anniversaire, de la langueur de notre séjour thermal et de l'intensité de l'amour charnel que nous partageons depuis plusieurs mois pour comprendre la plénitude de tes sentiments. Et comprendre à quel point tu souffres d'être l'autre femme, de te savoir en concurrence avec Elle (comme tu l'appelles), de cette autre vie dont je t'inflige l’existence et à laquelle je me refuse à renoncer ... »

La puissance aimante de mademoiselle B., ce don de soi sans retenue, ce besoin inextinguible de vivre intensément son désir, renvoyait à des problématiques intimes dont je commençais à prendre la mesure littéralement vitale. La découverte du sac à démons qui torturait l’esprit de mademoiselle B. au gré de nos discussions et de la lecture de son blog m’amenait à comprendre à quel point elle était accablée par un terrible trauma d’abandon et de désamour infantile qui expliquait pour bonne part l’importance qu’occupait sa passion et son désir d’engagement. Par conséquent, la quête d’amour de mademoiselle B. était en réalité une quête de vie. Et une question obsédante : et si ce n’était pas moi, Isaac, en tant qu’objet de désir, que mademoiselle B. aimait mais davantage son désir, sa passion amoureuse tournée vers elle-même ? Son besoin d’aimer n’était-il pas plus puissant en définitive que les objets de désir sur lesquels elle portait son dévolu, que ceux-ci s’appellent Charles-Henry, Miguel, Julien ou Isaac ? Soit autant de chapitres de son blog.

« Considérer que l'on aime davantage son désir que l'objet de son désir implique d'en étudier les termes en les replaçant dans le contexte de notre relation. L'objet de ton désir, mademoiselle B., c'est relativement simple à cerner : c'est Isaac (ou avant moi, ce connard de médecin, ou encore le chevelu psychopathe ou le pêcheur de la salle de sport, c'est selon). Je suis une réalité trivialement objective : un homme de 40 ans avec lequel tu partages une intimité amoureuse, des discussions, une sexualité épanouissante et riche (du moins le crois-je), du temps d'échange et de partage enrichissants (du moins je l'espère). Mais également un homme pacsé depuis 12 ans avec une femme avec laquelle il entretient une relation complexe, disposant d'une situation sociale avantageuse, franc-maçon qui s'interroge sur le sens qu'il veut donner à la deuxième partie de sa vie, intellectuel un peu prétentieux et bavard, mais n'ayant jamais renoncé à ses idéaux politiques, artiste contrarié […] ayant tendance à ronfler […], à traînasser à poil, bordélique dans la vie quotidienne, rarement mais parfois colérique, incapable d'envisager que le couple n'entrave sa liberté ontologique, et ne désirant pas d'enfants ... Tout simplement un homme […] avec ses défauts, ses faiblesses, ses qualités et ses lignes de force. »

Dans cette perspective, l’amant, le partenaire, le conjoint importait peu en définitive, pourvu qu’il soit là pour lui offrir un cadre affectif sécurisant, la perspective d’une vie meilleure faite de constructions communes et de projets partagés. Dans ce cadre idéalisé du couple qui habite l’imaginaire amoureux de mademoiselle B., l’homme occupe à la fois la place du mâle viril (si possible), de la figure rassurante du père, de l’amant attentionné, du bâtisseur de foyer… Mais au-dessus de tout, une personnalité foncièrement honnête. L’honnêteté est vertu cardinale qui n’accepte pas la moindre nuance dans l’esprit de mademoiselle B. Elle ne supporte pas le mensonge, ne serait-ce que par omission, ni même les zones d’ombre. Pour mademoiselle B. la vie conjugale suppose une totale transparence, une obligation morale de tout se dire. C’était la condition sine qua non pour éviter que ne s’instille le poison pernicieux du doute et de l’absence de confiance dans l’autre.

Notez toutefois que la question du désir se posait exactement dans les mêmes termes pour moi. Il serait en effet malhonnête de ma part d’affirmer que je savais où j’en étais avec mon propre désir. Au contraire, j’étais à la fois perdu et totalement enivré par la passion charnelle de notre relation naissante. Je tombais amoureux, indubitablement. Mais quel était le sens de mon amour ? Je devais moi-même effectuer ce travail d’auto-analyse, cela devenait vital. Certes, les circonstances commandaient un tel travail réflexif. Je partageais ma vie sentimentale entre deux femmes et je ne pouvais prendre le risque de tout foutre en l’air uniquement parce que mademoiselle B. m’avait réconcilié avec une passion charnelle trop longtemps refoulée.

« Je n'ose même pas évoquer le chamboulement émotionnel que je ressens à chaque fois que je fais l'amour avec toi. Je me rends compte à quel point j'ai refoulé pendant trop longtemps la dimension cruciale, organique et spirituelle de la sexualité, peut-être parce qu'elle se heurtait à mon besoin cérébral de sublimation (par l'art et le travail) du sentiment amoureux. Peut-être aussi que je trouvais le sexe vulgaire et finalement trop éloigné de ma représentation idéalisée du rapport aux femmes, sentiment probablement lié à l'image très dé-sexualisée que me renvoyait ma mère pendant mon enfance. Je me souviens qu'étant enfant je disais que je voulais être moine, ou enfin envisager la vie dans le célibat. Cela est très vite passé et je n'ai pas pu longtemps réfréner mon attirance viscérale pour les filles, leurs cheveux et leurs courbes. Mais je dois admettre que j'ai toujours entretenu un rapport suspect au sexe, plaisir que je jugeais terriblement primaire. Là encore, tu viens de tout faire voler en éclats. Faire l'amour avec toi consiste chaque fois en une aventure unique et exaltante : explorer ton corps, tes zones du plaisir, ressentir l'extrême application que tu mets à la découverte de mes propres zones de plaisir, faire tomber en toute confiance les barrières de l'intimité... Cela est incroyablement nouveau, beau, vital et je n'ai plus de honte à admettre que ces moments d’amour charnel avec toi participent actuellement de mon équilibre de vie. C'est finalement peu de choses, mais tant à la fois. »

Mademoiselle B. et Isaac devaient donc s’atteler à sonder leur désir, j’en étais persuadé. Ne pas le faire c’était nous condamner à vivre dans l’illusion et à nous exposer à une probable issue violente et désastreuse. Je redoutais par-dessus tout de faire subir à mademoiselle B. une énième rupture dévastatrice, à l’instar de celles que lui avaient infligé Charles-Henry ou d’autres tocards avant lui.

« Car nous devons toi et moi tenter de sonder notre âme et éviter de confondre nos objets de désir (respectivement mademoiselle B. et Isaac) et notre désir maître (notre idéal de vie qui nous pousse à agir). Et ce, pour éviter de nous laisser emporter par des illusions qui nous amèneraient à ne pas considérer notre relation pour ce qu'elle est objectivement. Là encore, je n'ai pas de réponse, seulement quelques pièces du puzzle qu'il nous faudra, peut-être en vain, assembler. Venons-en donc au désir maître, cette énergie princeps [qui précède toutes les autres ndla] que l'on peut finir par aimer davantage que l'objet de son propre désir. »

Or, interroger le désir au sens de Nietzsche pousse à des questionnements subséquents assez vertigineux. Car ce qui se joue dans le désir n’est rien d’autre qu’une question de rapport à la vie et à la mort. Et nous oblige à un petit détour par Spinoza, et à sa génialissime philosophie des passions.

« Le désir renvoie au concept de passion, au sens spinozien du terme - le conatus-, c'est à dire cette force agissante qui guide notre être, cette force qui nous fait faire l'effort de persévérer dans notre être et accroître notre puissance d'être. Plus simplement, la passion qui nous guide renvoie à nos pulsions de vie et de mort. A nos représentations intimes, nos angoisses par rapport à une vie dont l'issue est connue à l'avance. A moins d'être tétanisé par la mort et vivre dans la prière, la perspective de mort peut toutefois devenir un formidable aiguillon qui doit nous inviter à vivre, et à faire feu de tout bois de notre vivant. »

La perspective inéluctable de la mort est donc précisément l’aiguillon qui nous pousse à vivre et à agir. Car l’Homme n’existe en définitive que par ce qu’il accomplit de son vivant. J’ai, à titre personnel, toujours été obsédé par cette question. La mort m’effraye assez peu en définitive. Je ne crois ni en Dieu ni en l’immortalité de l’âme, ni à l’enfer ou au paradis. La mort n’est rien d’autre pour moi que la fin du monde car le monde n’existe que parce que je peux le percevoir et le ressentir dans mon être et mon esprit.

Du coup, je n’ai qu’une seule obsession : vivre et faire feu de tout bois de mon vivant afin de laisser une trace de mon passage sur terre. D’où mon obsession de réaliser de mon œuvre, fût-elle modeste : exercer ma profession avec éthique, écrire des livres, composer de la musique, militer pour changer le monde, enseigner, ou tout simplement laisser des souvenirs heureux et durables dans l’esprit des personnes qui m’auront connu…

Bref, « Devenir immortel et puis mourir », pour paraphraser Godard dans A bout de souffle…

« Mais le désir peut se transformer en un terrible boulet dès lors qu'il ne cherche à se satisfaire que par lui-même. Pour donner un exemple, le collectionneur de tableaux en finit par ne plus ressentir d'émotion pour les œuvres de sa collection, fussent-elle composées de toiles de maîtres sublimes, car seule compte la prochaine acquisition qui complètera sa collection et l'obsession d'un désir de possession. Voilà le risque de davantage aimer son désir que l'objet de son désir... Ne plus être capable de se satisfaire des choses pourtant inestimables qui entourent notre vie. »

Et là nous arrivons précisément au nœud gordien de la problématique amoureuse liant mademoiselle B. à Isaac. Mademoiselle B. aimait sans retenue et se livrait entièrement, c’était indéniable. Mais elle semblait rechercher bien davantage dans la relation amoureuse. Il s’agit de combler un besoin d’amour et de reconnaissance dont elle avait été terriblement privée dans sa trajectoire biographique. Elle ne s’en cachait pas au demeurant et son blog était là pour en témoigner. Ce blog qui porte en exergue la phrase suivante : Malheureusement tout est vrai.

« Pour ce qui te concerne, j'ai le sentiment que tu es assaillie par un désir maître qui renvoie à ton souhait de réparation des erreurs de tes parents, à ton sentiment d'abandon et à ce complexe d'infériorité lié à la dévalorisation qu'on t'a fait subir durant l'enfance. Je ne fais que répéter ce que tu m'as dit et ne souhaite nullement faire d'interprétation psychologisante de ta personne. Du coup, tu affirmes que tu ne peux t'empêcher de te projeter dans une vie de couple traditionnel qui te permettra d'offrir à ta progéniture l'amour et la sécurité affective dont tu estimes avoir été privée -d'où cette peur liée à ce que tu appelles l'horloge biologique. Pour autant, tu souhaites rencontrer un homme affectueux et protecteur, amant attentionné et attentif à ton plaisir, sincère et sécurisant... En soi, un tel projet de vie est tout à fait louable et respectable. » 

Pouvais-je me montrer à la hauteur d’un tel désir d’amour ? La question semblait insoluble. A commencer par le fait que je ne savais rien du sens de mes sentiments pour mademoiselle B. J’éprouvais beaucoup de plaisir avec elle, et le temps passé en sa présence était indéniablement heureux mais j’étais à des années-lumière d’envisager de m’engager avec mademoiselle B. dans une épopée conjugale. Ma vie conjugale, je la construisais avec Victoria et je n’avais jamais réellement pensé qu’il puisse en être autrement. En tout cas, pas là, pas maintenant.

« Le seul hic est que ce désir maître se heurte à la réalité triviale des objets de désir que tu as été amené à rencontrer et dont je suis l'actuel spécimen en date dans ta vie. Or, dans quelle mesure l'amour que tu dis me porter n'est pas en définitive un amour pour ton propre désir de vie ? Et dans quelle mesure tu ne projettes sur moi des attentes que je ne serais jamais en mesure de satisfaire ? Vaste, très vaste question !! »

En réalité, je commençais à prendre peur. Mademoiselle B. voulait s’engager, construire un édifice amoureux placé dans le cadre très normé de la relation conjugale. Elle voulait des enfants, une maison, une relation équilibrée et complice et surtout une projection de vie à deux. Elle n’exigeait pas formellement que je quitte Victoria mais son désir ne pouvait se satisfaire éternellement d’une relation écrite en pointillés et partagée avec une autre femme. Or, je me sentais incapable de lui promettre un tel engagement. La perspective d’une séparation brutale avec Victoria s’éloignait et quand bien même une telle éventualité se présenterait, je n’envisageais pour rien au monde de repartir immédiatement dans une relation de couple.

En conséquence, je me sentais pris en étau dans une alternative intenable. D’un côté, je me retrouvais dans la position de l’amant ne pouvant rien promettre et profitant, au surplus, de l’amour que mademoiselle B m’offrait sans retenue. D’un autre côté, si je décidais de mettre fin à la situation, j’endossais la responsabilité de devenir le dernier bourreau sentimental de mademoiselle B. au risque de la plonger dans un nouvel épisode de désespoir sentimental. Cette perspective me hantait.

« Comme je te l'ai déjà dit, la liste des raisons de mettre fin à notre relation est infinie et l'on pourra trouver sans fin des raisons valables de ne pas nous infliger plus longtemps une relation vouée à l'échec !

 Sauf la vie. Car c'est là où je voulais en venir, le risque quand on aime davantage son désir que l'objet de son désir, c'est que l'on est condamné à ne plus vivre, ou plutôt à vivre dans l'illusion de la vie plutôt que dans la vie elle-même. L'idéalisation de vie qui en découle ne peut en effet se satisfaire de relations avec des individus incapables de combler ce désir maître ou qui se révèlent dans toute leur médiocrité d'individus. A défaut de trouver l'homme idéal (existe-t-il hormis sur le post-it dans ta chambre ?), il est préférable de vivre seul, choix qu'a fait ma mère au demeurant et qu'elle a fini par aimer... »

Il ne me restait guère d’autre solution que tenter de vivre notre relation au présent en tâchant de l’expurger de toute projection inutile et partant, mortifère. Je voulais que mademoiselle B. banalise la portée de notre histoire afin de nous laisser le temps de prendre les choses telles qu’elles étaient : un amour naissant entre deux personnes qui se connaissaient à peine et qui ne devaient pas brûler les étapes.  

« Reste à déterminer si l'expérience de vie vaut la peine d'être vécue, avec la possibilité que de belles rencontres puissent te faire changer de point de vue sur les hommes, sur l'angoisse d'être abandonnée ou tout simplement sur le sens que tu souhaites donner à ta vie. Pour en revenir à nous, notre relation ne veut-elle pas simplement la peine d'être vécue tant que celle-ci nous procure du bonheur et de la légèreté ? Avons-nous besoin, toi comme moi, de nous faire des nœuds au cerveau en nous projetant dans un futur jalonné d'incertitudes ? Ne vaut-il pas mieux à l'inverse chercher à bâtir pierre après pierre une relation stable et saine qui prendra la tournure qu'elle doit prendre ? Et laisser la magie (le temps, le hasard de la vie, les sentiments) opérer ? »

 Je voulais permettre à mademoiselle B. de bien percevoir que la situation risquait de devenir intenable et qu'elle commençait à me faire souffrir. Je souffrais d’avoir à la faire souffrir. Je souffrais de ne pas être en mesure de lui offrir mon amour à la hauteur de ses attentes et de faire preuve de lâcheté. Je souffrais d’être accusé un jour d’avoir profité de son amour, de sa tendresse et de son corps.

En réalité je voulais amener mademoiselle B. à prendre conscience qu’elle était la seule à disposer de toutes les cartes en main. Libre à elle en effet de repenser notre relation en une belle aventure amoureuse dont elle pouvait de défaire lorsqu’elle aurait conclu qu’elle ne lui apportait pas ce quoi elle aspirait. Ou à l’inverse qu’elle consente à vivre notre histoire au jour le jour sans penser au lendemain. Car au final, même les plus longues histoires sont toujours la somme d’une multitude de moments éphémères dont le goût suave encourage les protagonistes à souhaiter les reconduire jour après jour.

« Tu es libre de beaucoup de choses en réalité, bien plus que moi en définitive. Tu es notamment libre de me faire confiance et d'évoluer sans crainte ou au contraire de juger que notre relation est une impasse. Et tu as finalement beaucoup de cartes en main : entretenir des relations avec d'autres hommes /femmes, trouver le futur père de tes enfants et me garder comme amant ou me dire adieu, croire dans notre relation ou me quitter par peur d'être quittée. […] Tout au plus pourrions-nous convenir un jour que notre relation n'est plus tenable et que mon polyamour objectif ne te/nous convient plus. Mais tant que je vis des moments de bonheur avec toi, quel intérêt aurais-je, de mon côté, à vouloir mettre fin à cette aventure incroyable que je vis avec toi ? Quant au risque que je fréquente d'autres femmes pour assouvir mes pulsions d'homme, je crois franchement que ce risque-là est au-dessus de mes forces, et me mènerait directement à l'asile ! Donc c'est finalement toi qui es en situation de déterminer si tu souhaites (continuer à) vivre des moments heureux avec moi. Et à moi d'œuvrer pour entretenir un amour exprimé avec un force qui m'a vraiment ébranlée. Mais il n'y a aucune prise d'otage ni d'un côté ni de l'autre, mais un choix librement consenti entre deux adultes responsables. »

J’étais tombé amoureux de mademoiselle B. Mais je devais la préserver et me préserver au passage. Ne faire aucune promesse que je ne puisse tenir. Lui accorder une totale liberté d’agir.

Vaine illusion : l’amour n’est en effet rien d’autre qu’une aliénation. Servitude volontaire à laquelle mademoiselle B. souhaitait manifestement s’adonner corps et âme. Mademoiselle B. voulait aimer et être aimée sans partage : c’était cela le fondement de sa liberté ontologique, point à la ligne.

Et moi qui osais lui demander de s’interroger sur le sens de l’amour qu’elle me témoignait …

Par ce long texte posté l’avant-veille de Noël, j’exposais donc à mademoiselle B. les fruits de ma réflexion sur le désir. Pour le coup, je faisais preuve d’une honnêteté totale.

Toutefois, grisé par mon propre lyrisme et mon intellectualisme pédant, je ne me suis pas rendu compte que je venais de commettre un texte totalement dénué d’affect, sur le fond et sur la forme. Plus grave, je n’ai pas perçu le caractère extrêmement dérangeant d’un message dans lequel je me situais en surplomb de notre relation, ce que lui laissait supposer que j’arborais une vision omnisciente de la situation me permettant de dévoiler crûment à mademoiselle B. ses prisons mentales. Or, il n’en était rien.

J’étais moi-même en plein désarroi intime. Les questions que je posais à mademoiselle B. se posaient dans les mêmes termes pour moi. Moi-même j’avais conscience d’être enfermé dans l’illusion de mon désir. La puissance des sensations charnelles que je vivais avec mademoiselle B. opérait sur ma personne un biais de perception certain. Je désirais mademoiselle B. cela ne faisait aucun doute. Mais dans quelle mesure, n’étais pas moi-même prisonnier de mon désir maître, agi par une illusion qui me faisait confondre sensation charnelle et sentiment amoureux. Aimais-je mademoiselle B. pour ce qu'elle représentait dans ma vie ou étais-je moi-même victime de ma propre illusion amoureuse que nos effusions instillaient dans mon esprit ?

La réponse de mademoiselle B. ne se fit pas attendre.

Nous étions la veille de Noël. Je devais quitter le boulot assez tôt pour me rendre chez ma tante et mes cousines à 100 km de là. Je devais y retrouver Victoria afin de passer le premier Noël d’après crise conjugale. Au moment de partir, je consulte ma messagerie personnelle et y découvre la réponse de mademoiselle B. En réalité le message que devait m’envoyer mademoiselle B. après notre dispute du dimanche précédent, avant qu’elle ne décide de le transformer en une belle déclaration d’amour.

En voici l’amorce :

« Dans mon message que je n'ai jamais envoyé, et qui était très énervé, je reprenais ce que j'ai dit dimanche. Mais je te renvoyais la question également : puisque tu as l'outrecuidance de me demander mes attentes, quelles sont les tiennes ? Je faisais des propositions très provoc : une émanation de ta pseudo crise de la quarantaine ? Un acte de rébellion ? Un peu de transgression dans ta vie bien rangée ? Un moyen de te prouver que tu es encore plein de fougue ? Ou une vengeance à l'encontre de Victoria qui te frustre à certains niveaux ?

Et il se termine ainsi :

« A force d'en théoriser les impasses, il me semble que cette histoire n'est plus le moins du monde ni légère ni insouciante.

La conclusion me semble bien amère, Mais je ne sais quoi ajouter de plus. Nous ne devrions plus parler de ça, à quoi cela sert ? C'est déprimant, du moins pour moi, comme tu peux t'en apercevoir. »

Cruel dialogue de sourds.

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