Le contrepoint d'Isaac : chronique d’une impossibilité amoureuse (acte IV-1)

date_range 21 Juin 2020 folder Isaac et mademoiselle B.

Acte 4 scène 1 : Horloge biologique, déclaration, potlatch et Nietszche

Lorsque nous nous sommes retrouvés le lendemain de mon repas étoilé d’anniversaire pour assister à ce spectacle de cirque en présence de Sylvaine et #Copine 1, mademoiselle B. fut d’une froideur inhabituelle. Ce n’est que plus tard dans la soirée que l’abcès a été, et encore, très partiellement, crevé. Une discussion tendue sur l’horloge biologique a permis d’ouvrir la discussion. Mademoiselle B. prétendait qu’elle était assaillie par son instinct de procréation et son besoin viscéral de devenir mère.

Je lui rétorquais que je ne croyais nullement en l’existence d’une horloge biologique et que l’instinct maternel n’était qu’artefact social apparu au XIXème siècle afin de naturaliser la fonction domestique des femmes. Jusque-là, les enfants étaient conçus essentiellement pour constituer de la main d’œuvre agricole et ils mouraient en pagaille en bas âge dans l’indifférence généralisée. Nourrissons, ils étaient accrochés à un clou au-dessus de la cheminée pour éviter que les cochons ne les bouffent pendant que les parents réalisaient leur labeur. Parfois une braise mettait le feu au « paquet » accroché au-dessus de la cheminée et les parents retrouvaient leur bambin calciné en rentrant des champs. Dans le familles nobles ou aisées, la fonction maternelle n’était que très partiellement exercée par les mères biologiques. Depuis l’Antiquité, les nourrices occupaient le rôle de mère nourricière.

Certes, j’admets que l’on puisse avoir une envie profonde et légitime d’avoir des enfants, et pour les femmes, de connaître les joies de la maternité, mais il fallait laisser la biologie en dehors de tout ça. Je me battais suffisamment, depuis tant d’années, pour promouvoir l’idée de parentalité sociale, autrement dit que la parentalité est un projet affectif et éducatif axé sur le bien-être de l’enfant, pour ne pas admettre cette vulgaire réduction biologique du rôle de parent. Non ! La parentalité n’est pas un vulgaire acte reproducteur qui transformerait comme par magie un géniteur en parent. Cette incursion de l’horloge biologique dans les propos de mademoiselle B. me faisait bondir. Les parents adoptifs seraient-ils des sous-parents ? Et Victoria, qui ne souhaitait pas avoir d’enfant, était-elle moins « biologique » qu’elle ?

Mademoiselle B. semblait écouter sans entendre. Elle affichait un visage fermé et se montrait hermétique à mon raisonnement. Elle croyait à l’horloge biologique et ressentait l’appel du ventre. Point à la ligne.

Et puis finalement la discussion a embrayé sur mon texto, qui était la vraie pomme de discorde. Mon texto avait profondément ébranlé mademoiselle B. Elle ne supportait pas l’idée que je remette en cause le sens profond de son amour pour moi. En lui demandant d’exprimer ses attentes à mon égard, je l’avais blessée, au-delà de ce que je pouvais supposer. Comment, en effet, pouvais-je supposer un seul instant n’être qu’un homme parmi d’autres dans sa vie alors qu’elle m’offrait son cœur sans conditions ! Mademoiselle B. devint agressive et dévoila une facette, fragile et rude à la fois, qui me laissa médusé. Mais je sentais que je l’avais fait souffrir par mes propos. Et selon moi pour des raisons peut-être plus profondes que cette interrogation naïve et maladroite sur le sens de son amour pour moi…

La discussion devint âpre et il me fallait d’extrême urgence faire tomber la pression. Trouver une porte de sortie acceptable, la rassurer sur mes intentions. Lui faire comprendre que je tenais profondément à elle mais que j’étais profondément déboussolé.

Je tentais de poser le champ du possible entre elle et moi. Trois solutions s’offraient à moi. La première, quitter mademoiselle B. pour reprendre ma vie avec Victoria et renouer avec ma vie d’avant, sécurisante et aimante mais dénuée de passion charnelle. La deuxième solution, inverse, serait de mettre fin à mon histoire de 12 ans avec Victoria pour me lancer dans l’aventure passionnelle que m’offrait mademoiselle B et en finir avec ma construction de couple. La troisième, enfin, serait d’assumer ma double vie avec deux femmes que j’aimerais différemment mais qui occuperaient une place égale dans mon cœur. Mais dans ce cas, il faudrait que la situation soit connue et acceptée de tous les protagonistes.

Le fait que je pose calmement les termes de mon équation amoureuse en évoquant pour la première fois la possibilité que je la choisisse elle, mademoiselle B., celle qui avait jusqu’à présent toujours joué le rôle de femme de l’ombre, la fit changer subitement de posture. Elle m’écouta attentivement et comprit qu’il me fallait des certitudes, ou à défaut, des garanties que je ne m’engagerais pas dans une histoire hasardeuse. Au fond de moi, je voulais continuer cette formidable aventure avec mademoiselle B., éprouver avec elle cette plénitude amoureuse qu’elle m’offrait pour la première fois de ma vie. Mais je ne pouvais pas prendre le risque de tout foutre en l’air avec Victoria pour une aventure passionnelle qui me laisserait sur le carreau une fois que la passion dévorante des débuts serait retombée. Je lui rappelais que nous ne nous connaissions que depuis quelques mois et que nous ignorions, finalement, tout de l’autre. Et que l’on ne peut inférer la portée exacte de l’amour de l’autre à l’aune des impressions biaisées des débuts de relation.

Je lui ai dit cela, pas en ces termes, évidemment.

Et je lui ai dit, ensuite, que je ne passerais pas la nuit avec elle. J’avais besoin de m’isoler, passer le dimanche soir seul dans mon lit, pour digérer cette première dispute et nous laisser le temps de méditer tout cela. Je vis de la détresse dans ses yeux. Je tentai de la rassurer sur mes intentions. Bien sûr nous nous reverrons très vite et je ne souhaitais pas la punir de quelque manière. Et je suis parti de chez elle.

Je ne sais pas ce qui se produisit dans la tête de mademoiselle B. à cet instant. Je l’ai découvert en lisant son blog plusieurs semaines plus tard. Néanmoins, je l’avais désarçonnée, c’était certain. Elle avait peur, mais à la fois, elle semblait prendre conscience de la sincérité de mon amour pour elle.

Nous nous sommes revus quelques jours plus tard mais le cœur, n’y était pas. J’ai tenté mollement de remettre la discussion sur le tapis mais je n’avais pas la force ni l’envie d’y revenir. Notre soirée fut doucereuse et nous avons fait l’amour, plus tard, évidemment. La soirée fut cependant plombée par la scène de déchirement du dimanche précédent.

Quelques jours plus tard je recevais un mail sans objet signé mademoiselle B. Mademoiselle B. m’y livra une de ses plus belles déclarations d’amour. Je vous en reproduis quelques passages :

« Mon très cher,

[…]

 Je reste mal à l’aise au sujet de notre dernière conversation […]

 

Je suis paralysé par la peur de te mettre dans une situation inextricable. Je refuse de faire quoi que ce soit qui puisse donner l’impression que je profite de toi, ou que j’effectue une sorte de chantage affectif, ou que sais-je. Je ne sais pas, ou plus comment me positionner. […]

 

Les choses deviennent de plus en plus compliquées pour moi au fur et à mesure que mon attachement grandit. Et pas que mon attachement. Ce qui est logique, et ce qui est même plutôt bien, et sain. Même si la situation n’est pas idéale, bien sûr. Mais c’est pour ça […] que j’ai réagi de façon épidermique à une question qui me semblait cruelle, et peut-être un peu trop candide. Mais j’admets […] qu’il semblerait que ce qui me semble évident ne l’est apparemment pas pour les autres ; et que contrairement à ce que je pensais, je ne suis pas (ou plus) un véritable livre ouvert. […]

Bref.

Je suis terrifiée.

Certes d’être abandonnée.

Certes de te perdre.

Certes de faire n’importe quoi.

Mais je commence aussi à craindre, comme je le disais plus haut, d’avoir l’air de vouloir empiéter sur ta vie, ou ton autre vie –enfin, ta vraie vie, la principale.

De demander trop.

De te compliquer la vie.

Je crois que je suis prête à fuir, plutôt que de te contraindre.

 

[…]

 

Qui es-tu pour moi ?

Certes pas un simple amant, qui, comme tu le disais, [...] n’est qu’un prétexte à me réconcilier avec les hommes pour pouvoir me projeter à nouveau. Non, ce n’est pas le cas [...]

 

Bref, je ne minimise pas nos moments à deux, bien au contraire, qui sont des enchantements des sens, et des moments d’une grande intensité. Mais ce n’est pas seulement ça. C’est beaucoup plus que cela. C’est aussi une grande complicité, des discussions que je ne voudrais jamais interrompre, des débats passionnants, une tendresse enivrante, des intérêts communs pour la culture. Et encore tellement plus.

Bien sûr je parle en mon nom, et tu peux ne pas être d’accord avec tout ça.

 

En vrac ce qui me terrifie :

Avoir l’air stupide

Être moins bien que Victoria et/ou comparée à elle.

Je sais que je suis moins bien qu’elle, même si là n’est pas la question

Que tu t’aperçoives que je n’ai aucune culture et que je suis d’une bêtise crasse

Donner l’impression de t’obliger à choisir

Donner l’impression de profiter de toi

Donner l’impression de vouloir détruire ta vie

 

Mes attentes, je crois que je n’en ai pas.

Alors oui, bien sûr, je me suis déjà dit des choses, que j’ai refoulé parce que ça faisait trop mal. Je me suis déjà dit :

Je pourrais vraiment m’habituer à l’entendre répéter son violon chaque jour, ce serait très doux d’entendre ça quotidiennement

J’adore me lever à ses côtés

Je n’ai plus envie de dormir sans lui

J’adore sa façon de rire, ça me fait frissonner de plaisir

 

J’ai déjà écrit, il y a quelques semaines :

 

Je suis terrorisé à l'idée de m'attacher à lui.

"Les croyances" dont me parle ma psy, c'est-à-dire ces choses dont on se persuade et qui ne sont basés sur rien, gouvernent ma vie : Je crois que personne ne peut m'aimer pour ce que je suis. Je crois que je ne vaux rien. Et je crois qu'à la minute où je m'attacherai à lui, il me brisera le cœur.

Je crains le moment où je réaliserai que je ne survivrai pas à une rupture.

Peut-être que ce moment approche.

 

[…] Je ne le verrais plus jamais en concert - car elle y est à chaque fois, et je serais incapable de la voir à nouveau, et d'agir naturellement.

Ça me rend un peu triste.

J'ai peur de ne pas être assez bien.

D'être moins cultivée qu'Elle, d'avoir les mauvaises réactions.

Et j'ai peur, j'ai peur, j'ai peur.

Je suis terrifiée.

[…]

[Plus tard] Je l'entendrai rire tout le temps qu'il passera sous l'eau, et moi, dans la cuisine, je rirai aux larmes aussi.

Et puis soudain il n'y aura que des larmes.

LA.

Là, c'est ce moment.

Pile ce moment-là.

Ce moment de félicité, où je crois que toutes mes barrières tombent, et que je l'aime, je l'aime, je l'aime.

 

Alors, plus tard, je ne l'approcherai plus. Je me tiendrai éloigné, terrifiée. Il ne s'approchera pas non plus. Et la nuit, je ne dormirai pas contre lui.

Et il ne comblera pas la distance.

[…]

Au matin, il y aura de la tendresse, et je crois voir les mêmes choses que d'habitude dans ses yeux.

Mais je ne suis plus sûre de rien.

Je deviens vulnérable et j'ai peur.

[…]

 

J’ai parfois perdu le fil d’une conversation parce que je me perdais dans ton regard.

 

Certes, j’ai imaginé des futurs possibles, et illusoires.

J’ai imaginé qu’un jour, plus tard, je pourrais rénover mon dernier étage et te proposer d’en faire ce que tu le souhaites : un bureau, un atelier, un studio d’enregistrement, une chambre, bref, ce que tu veux. Où je négocierai juste parfois ma présence pour y lire lorsqu’il pleut, tant j’aime le bruit de la pluie sur le toit.

Qu’ensuite nous pourrions, dans plusieurs années, avoir un chez nous. […]

J’ai imaginé te laisser une place dans ma vie et chez moi. C’est assez nouveau, tant ces dernières années, au contraire je défendais mon intimité avec férocité, ayant sans cesse l’impression de devoir défendre et reconquérir ma liberté.

J’ai imaginé t’écouter jouer pendant que je peindrai, ou t’entendre écrire pendant que je lirai.

Te dire, chaque jour, à quel point je te trouve beau – mais je n’ose pas, ayant l’impression que c’est déplacé.

T’entrainer dans mes lubies, parfois […]

Bref, vivre, et partager cela à deux.

Et avoir envie de toi tout le temps.

 

Bref, je crains d’imaginer des moments heureux, alors que la situation ne le permet pas. Je crains que si je t’en parle, tu te sentes pris en otage. Je ne veux pas que tu aies l’impression que je te demande quoi que ce soit. [...] Je ne m’en donne pas le droit.

 

[…]

Bref, si je résumais encore plus, je devrais juste dire que je tombe incontestablement amoureuse, et je crains que ça soit un problème pour toi. […]

 

Je t’embrasse très tendrement

 

L’affaire devenait beaucoup plus sérieuse que je ne l’avais envisagé. Mademoiselle B. venait de mettre la barre très haut. Elle semblait jouer son va-tout. D’après ce que j’en sais, elle s’était confiée à sa meilleure amie #Copine 1, qui lui avait fait la leçon. Cette dernière lui reprocha de ne jamais m’avoir dit qu’elle m’aimait. Il lui fallait de toute urgence réparer cette erreur. L’enjeu était pourtant simple : Isaac devait quitter Victoria pour choisir mademoiselle B. Pour ce faire, mademoiselle B. devait lui témoigner toute la force de son amour et arrêter de tourner autour du pot.

Je tiens à préciser que je n’ai jamais reçu une déclaration d’amour de cette nature, avec une telle force, un tel lyrisme.  J’en fus totalement estomaqué, flatté, ému. Mais je dois le dire, cette déclaration me fit aussi l’effet d’une bombe. Dans un sens elle me terrorisa. Pour plusieurs raisons.

En premier lieu, parce qu’il est beaucoup plus facile de donner de l’amour que d’en recevoir. Balavoine chantait : « Aimer est plus fort que d’être aimé ». La référence philosophique est certes douteuse mais je pense que son auteur dit quelque chose de juste.  C’est difficile d’accueillir l’amour de quelqu’un et encore plus d’être à la hauteur de cet amour. C’est pour cette raison que j’ai toujours préféré offrir des cadeaux que d’en recevoir. Je crois avoir toujours ressenti de la gêne lorsqu’un ami m’offrait un trop beau présent. Car il n’y a pas de don sans contre-don et le donataire devient d’une certaine manière l’obligé du donateur. L’anthropologue Marcel Mauss décrivit le système de dons et de contre-dons dans son étude sur le potlatch pratiqué par de nombreuses tribus primitives : au lieu de se faire la guerre, certaines civilisations tribales pratiquaient le système de dons qui permettait d’éviter les confrontations belliqueuses. La tribu qui recevait un don devait à son tour offrir à la tribu donatrice une offrande de valeur supérieure à celle reçue et ainsi de suite. Tant que ce système d’échanges symboliques perdurait, cela avait valeur de relations diplomatiques apaisées. En revanche, le jour où une tribu décidait de ne pas surenchérir, cela valait déclaration de guerre…

Bref, je venais de recevoir une offrande amoureuse de très grande valeur. Mais étais-je en mesure de de me montrer à la hauteur d’une telle déclaration ? Je doutais. Victoria était toujours de la partie et je ne souhaitais pas me lancer sabre au clair dans l’aventure romanesque de la passion amoureuse au risque de tout détruire. J’avais trop besoin de sécurité affective et matérielle.

Mais surtout, la déclaration d’amour de mademoiselle B. me renseignait très peu sur la nature profonde de l’amour qu’elle me livrait avec emphase dans son texte sublime. En effet, elle prétendait m’aimer mais était-ce bien moi qu’elle aimait ? Comment peut-on prétendre aimer à ce point une personne que l’on connaît depuis 4 mois ? Que savait-elle de moi et de mes intentions ? Et moi, que savais-je d’elle hormis nos discussions, son blog et notre extraordinaire complicité sexuelle ? Rien ou presque. Je commençais à devenir méfiant. Je ne souhaitais à aucun prix devenir le nouveau bourreau sentimental de mademoiselle B.

Car il y avait ce foutu blog de mademoiselle B. Sa détresse amoureuse qui transpirait dans chacune de ses lignes ou presque. Sa terreur de me perdre ou de m’en demander trop. L’histoire qui se répète sans cesse dans sa biographie amoureuse ? Qu’est ce que cela signifiait ?

« On en vient à aimer son désir et non plus l’objet de ce désir »

Cette phrase de Nietzsche m’obsédait. Je devais l’évoquer avec mademoiselle B. La confronter au sens profond de son sentiment amoureux. Au risque de lui faire mal.

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