Le contrepoint d'Isaac : chronique d'une impossibilité amoureuse (III-1)

date_range 10 Avril 2020 folder Isaac et mademoiselle B.

Acte 3 scène 1 : Anniversaire, blog, contre-pied victorien

Ma crise de vie conjugale atteignait peu à peu son acmé. Victoria était dans l’impossibilité mentale et physique  de répondre à mes attentes, qu’elles fussent de nature charnelle ou tout simplement affectives. Sa période d’introspection n’avait visiblement servi à rien. Mais elle avait admis, non sans peine, qu’elle n’était pas à la hauteur de l’amour que je lui portais. Non qu’elle ait cessé de m’aimer mais son amour s’était transformé en un objet a-érotique fondé sur la complicité, la sécurité et un indéniable imaginaire partagé, du moins lorsque son engagement professionnel surinvesti lui laissait du temps de cerveau disponible. La remise en cause brutale de notre train-train conjugal que j’avais  provoquée sans crier gare, sous l’empire d’un accès d’explosions sensorielles inattendues, l’avait ébranlée bien plus profondément qu’elle ne le laissait paraître. Sa résistance face à mes assauts répétés lui avait permis de gagner du temps mais elle n’avait pas d’autre choix que de me délivrer, certes tacitement, un sauf-conduit sexuel. 

La période qui se profilait correspondait aux quelques semaines qui me séparaient de mon anniversaire, autrement dit de mon passage officiel dans la quarantaine, peu avant Noël. Ce changement de décennie me hantait depuis plusieurs mois d’autant plus qu’il correspondait à un véritable carrefour dans ma trajectoire sentimentale, celui de la crise de la quarantaine dans tout ce qu’elle a de plus cliché. Je ne pouvais guère être plus à l’heure pour me disputer ma vie sexuelle ! Tétanisé par l’échéance, j’étais incapable d’envisager quelconque organisation d’un rassemblement festif pour célébrer mon changement de décennie bien que mes cousines adorées m’eussent largement poussé à le faire. Ma crise avec Victoria avait eu raison de mon reste reste de motivation pour jouer les organisateurs d’une fête dont je fusse le héros d’un soir. Mais je devais marquer le coup. Et même doublement. De manière officielle, d’une part, avec Victoria qui demeurait, malgré la crise, l’une des deux femmes qui avaient joué un rôle capital dans ma vie (l’autre étant ma mère).  Et de manière officieuse, d’autre part, avec celle qui partageait ma vie de l’ombre mais aiguisait ma passion amoureuse : mademoiselle B.

Il m’était impensable de ne pas fêter avec Victoria mon entrée dans la cinquième décennie d’autant que ma date anniversaire correspondait à date limite de l’ultimatum que je lui avais posé pour résoudre notre contentieux intime. Il fallait que je trouve une solution afin de rendre l’événement heureux en dépit des sombres nuages qui obscurcissaient notre horizon commun depuis plusieurs mois. Après plusieurs semaines de réflexion, je trouvai finalement l’idée d’inviter Victoria, ma mère, mes cousines adorées et leur conjoint respectif dans un restaurant étoilé, le tout aux frais de la princesse. Avec Victoria, nous avions développé un goût très prononcé pour la grande gastronomie et notre embourgeoisement indéniable nous permettait de nous adonner régulièrement aux fins plaisirs de la chère dans des étoilés. Les restaurants gastronomiques et les séjours dans des hôtels/spas de luxe étaient même devenus avec le temps l’une des institutions heureuses de notre relation de couple, le rare dépaysement que l'on partageait joyeusement pour mieux de nous évader de notre quotidien professionnel usant. En associant ma famille proche à mon repas d’anniversaire, j’offrais non seulement à ma famille proche et désargentée la possibilité de vivre pour la première fois une expérience de haute-voltige gastronomique et j’évitais du même coup le tête-à- tête avec Victoria qui aurait été franchement délicat. Je gardais pour l’heure l’idée dans un coin de ma tête et n’en parlais pas immédiatement à Victoria.

Il m’était tout autant impensable de ne pas fêter mon entrée dans la seconde partie de ma vie avec mademoiselle B. Je ne savais vraiment pas comment aborder la question car cela aurait indélicat de faire de ce moment partagé un ersatz de ma célébration officielle. Je lui fis plusieurs propositions sans conviction : un repas aux chandelles ? Une soirée avec nos amis communs, #Copine 1 et Sylvain ? Ouais… Puis j’eus cette idée lumineuse qui dénotait mon sens inné de la délégation :

« J’ai très envie de partager ce moment avec toi, c’est très important pour moi mais je n’ai aucune idée de ce qui me ferait plaisir. Ce que j’aimerais c’est que tu m’organises une surprise, que tu prennes les choses en main et que je sois ému par la simple idée que tu aies pensé à moi.

-                     Mais tu me fous une pression monstre ! Je ne vais pas réussir à en dormir !

-                     Fais ce qui te passe par la tête, tu peux faire simple

-                     Mais je ne sais pas faire simple »

Marché conclu, je confiais à mademoiselle B. la charge mentale de l’organisation de ma fête d’anniversaire et prenais un plaisir sadique de la savoir terrorisée par la mission. Et pour cause, je découvrirai en effet que mademoiselle B. ne savait vraiment pas faire simple…

Ces quelques semaines allaient se révéler, sans surprise, la séquence la plus passionnée et la plus légère de ma relation avec mademoiselle B. Notre sexualité franchit un cap vertigineux. Je ressens de mieux en mieux son désir, ses pulsations charnelles.  Nous nous explorons mutuellement et à chaque fois le voyage nous emmène vers des destinations inconnues, on expérimente, on tente, et ça passe, et pour le meilleur.  Mademoiselle B. se livre entière et généreuse, son corps exprime son plaisir tel un livre ouvert, c’est très enivrant et très rassurant pour moi. Je sens qu’elle est encore hésitante : elle semble osciller entre l’excitation de se laisser entraîner complaisamment sur la voie de mes désirs et une envie résolue mais freinée par la timidité de prendre les choses en main dans une posture plus dominatrice. Je crois que j’aimerais qu’elle me considère parfois comme son jouet, parfois je suis la voudrais totalement passive et entravée pour que je puisse m’abandonner sans retenue dans son sexe et dans son cul.

Nous n’en parlons pas. J’ai de tout temps été bloqué par la verbalisation de mes désirs sexuels pendant l’acte. Parfois, j’aurais aimé simplement lui demander de me sucer et elle, elle aurait vraiment aimé que j’en fasse autant, mais j’étais intimidé.  Cela dit, notre complicité charnelle était prodigieuse. Elle prenait un plaisir certain à me prendre en bouche et  vivait mes épanchements  orgasmiques dans sa gorge comme une petite victoire,  parfois je tentais une position un peu acrobatique et elle m’accompagnait volontiers, parfois je parvenais à la faire s’asseoir sur ma bouche pour lui dévorer le sexe pendant qu’elle me branlait et j’étais abasourdi de constater que nos désirs se comprenaient sans un mot. Enfin pas tout à fait car nous nous adonnions alors à une correspondance épistolaire enflammée par voie de textos longs comme le bras. Nous évoquions, par ce médium distancié qu’est l’écriture, nos sentiments mutuels, nos sensations intimes, nos envies et, pour moi, le bonheur simple et puissant d’une relation charnelle vraiment à l’unisson. Nos fantasmes ou objets d’excitation se dévoilaient peu à peu et  je (re)découvrais pour la première fois depuis longtemps toute la puissance extatique d’une sexualité qui ait la passion pour toile de fond. J’en étais littéralement obsédé.

Toutefois, il serait erroné de croire que notre relation ne se résumait qu’au sexe. Loin de là. A chacune de nos retrouvailles, nous discutions des heures durant. De quantité de choses. Du sens du monde, des relations, de l’amour, de la vie… Je tente de l’initier à ma vision structuraliste des rapports sociaux qui me sert de boussole mentale depuis la fin de l’adolescence. Je suscite sa curiosité, heurte souvent son rapport très individualiste et empirique à l’existence,  la perds de temps en temps dans mes circonlocutions et la saoule vraisemblablement... 

Je dois également préparer un concert qui approche à grands pas. Pas un concert glorieux mais les dates sont rares et le plan est payé correctement. Et nous avons intégré un nouveau musicien récemment, un clarinettiste hors pair qui va jouer pour la première fois avec nous. Je répète beaucoup mon instrument le soir en rentrant du boulot pour enquiller le répertoire. Bien que je l’aie intégralement composé et que je le joue depuis 5 ans, la musique est très exigeante et j’ai réécrit tous les arrangements pour intégrer le clarinettiste ; je dois réapprendre tous les morceaux dans leur nouvelle configuration et nous n’aurons que trois répètes de groupe avant le concert. Un soir, je suis invité à venir manger chez mademoiselle B et bien sûr à passer la nuit avec elle. Je lui demande au téléphone s’il est possible que je répète mon violon chez elle (à moins que ce soit elle qui me propose de venir jouer chez elle au lieu de la retrouver après mon heure de répétition). Une demande tout sauf anodine. Primo, jouer de mon instrument devant quelqu’un en dehors des concerts relève d’une geste très intime, et secundo je redoute clairement de lui casser les oreilles. Certes je joue bien, mais Victoria m’a si souvent fermé la porte du salon en me faisant comprendre que le volume sonore était insupportable, que je nourris quelques appréhensions à venir travailler mon violon chez mademoiselle B. Mais celle-ci se montre très enthousiaste. Mademoiselle B. avait découvert mon groupe à l’occasion d’un concert que nous donnions dans notre ville quelques mois avant que nous ne sortions ensemble. Visiblement elle a été très touchée par la musique que j’écris et a vécu, selon ses dires, une soirée enchanteresse. Elle était ravie de m’entendre jouer chez et profiter toute seule de mon répertoire Klezmer qui l’avait tant émue.

Je jouerai pendant une heure à l’étage pendant qu’elle prépare le repas. Non seulement elle n’a pas été incommodée par le son mais elle a manifestement éprouvé un grand, très grand plaisir à m’entendre jouer même si elle ne m’en dira pas un mot. Elle semble même avoir été attendrie par le bruit sourd et incompréhensible des jurons que je prononçais çà et là lorsque je ratais un trait …  Manifestement l’amour rend aveugle sourd ! Cette expérience de partage de ma passion musicale intime a-t-til joué symboliquement un grand rôle dans le processus d’attachement qui commence à se façonner dans l’esprit de mademoiselle B ? C’est du moins ce que j’ai ressenti. L’espace d’un instant, elle se projette dans un quotidien avec un homme qui lui offrirait des instants de bonheur mélodique et elle commence à rêver que les mélopées qui sortent de mon instrument (et de mon être) lui soient intégralement dédiées. Elle viendra par la suite, à plusieurs reprises, chez moi pour m’écouter jouer, un livre entre les mains,  visiblement bercée par l’émotion fugace d’être la seule à jouir de  ce mode d’expression organique qu’est la musique. Et peut-être aussi, je l’espère, était-elle ensorcelée par le génie des notes issues des partitas et sonates de Bach que j’exécute depuis des années pour travailler ma justesse, ma technique et y trouver des sources inépuisables d’inspiration.

Le mois de novembre se déroulait admirablement dans ma vie avec mademoiselle B., du moins le pensais-je. Je lui consacrais beaucoup de temps  et nous jouissions de quelques grasses matinées tantôt tendres, tantôt torrides, prolongeant de la sorte la parenthèse enchantée que nous avions ouverte pendant la période d’introspection victorienne. Cela dit, nous ne profiterons guère de week-ends en amoureux, en premier lieu parce que mademoiselle B. travaille le samedi ce qui ne m’incite guère à rester dans notre ville commune le week-end. Ensuite parce que j’avais un programme très chargé entre les conseils d’administration de mon association militante, mon besoin viscéral de partager du temps avec ma mère (qui vit à 80 km de là où j’habite la semaine), la date de concert avec mon groupe, un festival drum & bass à Paname programmé de longue date avec mon pote #le_djé … et mes retours chez Victoria (autrement dit mon autre chez moi). 

J’avais certes suspendu mon obligation morale d’assurer mon tourniquet pendulaire de fin de semaine et j’étais libre de déterminer le rythme et le jour de mes retours au bercail. Mais à aucun moment je n’avais envisagé de ne pas revenir au domicile conjugal,  par loyauté envers Victoria, et peut-être aussi car je ne souhaitais nullement casser le fil relationnel qui nous unissait encore. Je ne pouvais pas balancer impunément un pavé dans la marre de notre vie de couple vieille de 12 ans, contraindre Victoria à opérer si brutalement son aggiornamento  sans avoir la droiture morale d’aller bout du processus que j’avais enclenché. Je suis donc revenu chez elle (chez nous) deux bonnes semaines après la fin de l’introspection de Victoria, un samedi après-midi. Les retrouvailles furent aussi tendues que pathétiques. Victoria avait manifestement entendu une partie du message : je ne revenais pas au domicile pour subir le rythme émollient des contraintes de la vie à deux sans pouvoir profiter des avantages de la vie de couple. Si je devais revenir, c’était pour passer du bon temps avec elle, rien d’autre. Exit les courses et autres contraintes ménagères. Elle avait non seulement intgéré cela mais elle m'avait de surcroît préparé un programme culturel complet et sur mesure, connaissant ma boulimie sur la question : deux séances de ciné le samedi et une exposition dans un grand musée d’art contemporain de notre ville le dimanche après un brunch. J’ai vraiment apprécié le geste mais la fin du week-end approchant, j’avais ce besoin irrépressible d’évoquer une nouvelle fois la voie désastreuse que qu’empruntait notre vie de couple. Rétrospectivement, je crois que je souhaitais provoquer un nouveau psychodrame. C’était assez cruel de ma part, je dois l’admettre, eu égard  à tous les efforts qu’elle avait fait pour m’être agréable et que je faisais mine d’ignorer. Je me montrais d’une froideur glaçante voire blessante. Les sanglots de Victoria ne se firent guère attendre et une nouvelle fois elle se montra incapable de formuler quelconque réponse qui me satisfasse.

Et pour la première fois, je lâchai :

« On ne peut pas continuer ainsi. Si tu ne veux pas avancer, on va bien être obligé de se quitter».

L’hypothèse d’une rupture, longtemps impensable, inenvisageable, entrait subitement dans le champ du possible. Victoria encaissa le coup sans dire un mot. Et je suis parti le dimanche soir, balancé entre la peine et la colère. Je crois que je me suis arrêté chez ma mère à mi-chemin entre mon domicile conjugal et mon domicile professionnel. J’avais besoin de me confronter au regard vif, attentionné et non-complaisant de ma mère.  J’avais besoin de finir le dimanche soir dans le cocon maternel qui est en définitive le seul lieu où je me sente vraiment chez moi. Nous avons discuté, elle m’a écouté, et émis la conclusion que tout ça sentait le sapin. Nous avons regardé un film à la télé et je suis allé me coucher dans ma chambre d’adolescent. Je me suis endormi après avoir composé pendant près de deux heures un long texto d’au moins 1500 signes destiné à mademoiselle B. J’y évoquais évidemment mon week-end, les efforts de Victoria pour m’être agréable, ma réaction d’orgueuil et je lui annonçais avoir évoqué l’hypothèse d’une rupture. Mademoiselle B., en réponse, se montrera étonnamment empathique avec sa rivale au sol. Elle prendra mollement sa défense en comparant Victoria à un animal blessé. Fairplay.

Pendant la semaine, je retrouvais mademoiselle B. quasi-quotidiennement et passions systématiquement trois, quatre, voire cinq soirées ensemble. Mes répétitions et mes tenues maçonniques constituaient les seules véritables exceptions à notre rituel amoureux naissant. Parfois elle s’invitait à l’heure de ma répétition violonistique, parfois je la rejoignais chez elle, nous discutions d’une quantité de chose, partagions un repas, faisions l’amour plusieurs fois, jusque très tard dans la nuit. Je dois admettre que je commençais à accumuler un important déficit de sommeil et l’écriture de mon ouvrage, pourtant attendu par une prestigieuse maison d’édition en sciences sociales, était au point mort. Toutefois, je jouissais pleinement de cette relation simple et envoûtante qui contrastait avec la dureté de mes retrouvailles avec Victoria. Et je n’accusais pas trop la fatigue au boulot. Je me sentais heureux et je commençais à me confier à quelques proches, en particulier les musiciens de mon groupe. Dangereux.

Mademoiselle B. sentait que le vent tournait en sa faveur. Elle avait le monopole de ma passion charnelle et sa rivale Victoria semblait hors-jeu. Pourtant, elle me prit de cours un matin alors que je buvais mon café :

«  Je me suis dit que je devais te quitter »

J’ai failli recracher mon café. Mademoiselle B. m’expliqua alors qu’elle commençait à s’attacher à moi et que cette perspective la terrorisait. Elle revivait à travers moi le traumatisme de sa rupture avec Charles-Henri, et peut-être, derrière celle-ci, toutes les autres séparations de sa vie passée qui l’avaient mise à terre. Tant que notre relation se résumait à une aventure sans lendemain,  une passade extra-conjugale dénuée de projections communes, elle se sentait libre et forte. Mais s’attacher à moi l’aliénait à ma personne et elle en était terrifiée. Elle s’exposait dès lors au risque d’être quittée, et pis encore, à l’angoisse de me donner des armes que je n’hésiterais pas à pointer sur elle à la première occasion. En réalité, elle me dévoilait son angoisse de mort, transposée dans le cadre d’une relation amoureuse qui la renvoyait inlassablement aux conséquences désastreuses d’une fin probable et tragique. Notre relation débutait à peine et elle redoutait déjà que tout cela finisse, et mal de préférence.

Cette révélation subite des angoisses d’abandon de mademoiselle B. me pétrifia même si je fis bonne figure au travers d’un rire sonore et nerveux. J'ai bien sûr cherché à dialoguer avec elle et tenté de lui faire verbaliser ses angoisses. Je commençais surtout à prendre conscience de l’état de torture mentale dans lequel évoluait mademoiselle B. de même que l’existence d’une foultitude de démons mal apprivoisées qui peuplaient son esprit et commençaient à occuper de plus en plus d’espace. Je devais comprendre, je voulais comprendre et je voulais par-dessus tout lui démontrer que je ne n’évoluais pas dans la même catégorie que tous les bouffons masculins qui avaient jalonné jusqu’à présent sa vie amoureuse et dont elle m’avait parlé. J’étais piqué au vif. Je valais bien mieux que ça. Enfin, en étais-je persuadé…

Toujours est-il que cette révélation incongrue de ses appréhensions, alors que nous avions tout pour être au faîte de notre bonheur amoureux, fut ma principale motivation à me mettre en recherche active de son blog dont elle m’avait parlé à plusieurs reprises. Accéder à ce saint graal de l’expression intime de mademoiselle B. constituait à n’en point douter une voie royale vers sa psyché.  Le rêve, le fantasme masculin absolu : j’allais découvrir la pierre philosophale qui me permettrait de mettre au jour le mystère de son sexe ! J’ai cherché, un peu, beaucoup et puis un soir, j’ai trouvé. J’étais tombé un jour sur quelques phrases en cours d’écriture sur son PC. Pendant que je répétais mon violon chez elle, mademoiselle B. en avait profité pour écrire un article de blog. Plus tard je lui demandai si je pouvais aller consulter mes mails sur son ordi. Or, son projet d’article était encore ouvert sur un second navigateur. Sans le vouloir, j’ai ouvert la page en cours et en une poignée de secondes j’ai eu le temps de lire : « […] nu en buvant son café […] ».

J’ai refermé immédiatement la page mais je détenais là un indice subliminal qui me permettrait après plusieurs semaines de recherches laborieuses de trouver ce foutu blog. Bien sûr je n’en dirai rien à mademoiselle B. Je devais lui cacher ma découverte car elle m’avait vertement menacé de cesser d’écrire si je tombais sur sa prose. Mademoiselle B. savait que je cherchais son blog et je niais effrontément en la mettant parfois sur de fausses pistes. Cela dit, j’ai assez vite su qu’elle savait mais je continuais à faire comme si de rien n’était. Je n’avais, il est vrai, pas envisagé le paramètre google analytics et je me suis laissé happer comme un bleu par la matrice en dépit de mon adresse VPN à l’étranger et de mes efforts réguliers pour supprimer tout mon historique de mon navigateur. Je ne le saurai que plus tard.

La découverte du blog de mademoiselle B. s’est très vite transformée en un exercice de lecture obsessionnelle. J’ai passé des heures à dévorer ses articles anciens ou récents, et  je brûlais de découvrir la dernière publication en date.  Ce qui me fascina en premier lieu, ce fut d’y découvrir un véritable objet littéraire, une style brut façonné dans l’immédiateté du ressenti. Et cette capacité à conférer une tension dramatique à la description du quotidien, aux événements de sa vie. Elle écrivait bien, très bien, avec un style épuré mais évocateur même si certaines fautes d’accord me faisaient loucher. Je fus bien sûr fasciné par ses développements sur ses frasques érotiques au travers de l’évocation crue mais élégante, parfois drolatique, de ses expériences sexuelles parfois transgressives. J'étais particulièrement amusé par son récit de son expérience échangiste platonique dans un club de la capitale. Cela me plaisait beaucoup et me réconciliait avec l’idée que le fantasme sexuel pouvait aussi peupler l’imaginaire féminin. Cela dit, je trouvais l’évocation de ses sex dates wyylde assez glauque.

Je fus frappé cependant par l’absence totale de prise de distance entre le sujet et l’objet de son évocation littéraire ; aucune démarche analytique dans ses écrits et très peu de mise en retrait narrative. Elle me dira, plus tard, que c’est la règle pour les blogs de vie. Soit.

Plus grave, j’avais le sentiment qu’elle éprouvait une certaine jouissance malsaine à exhiber les aspects les plus négatifs de son existence, à brandir son manque profond d’estime de soi comme un étendard et à se poser, comme la victime expiatoire d’une foultitude de connards. Les injustices n’étaient pas un motif de révolte mais relevaient presque du châtiment divin. Cela me gênait, d'autant que ses écrits entraient en écho avec nos discussions parfois heurtées sur le même sujet.

Ce fut particulièrement frappant lorsque je me suis mis à explorer les articles les plus anciens pour y découvrir une à une toutes les péripéties amoureuses de l’autrice, et prendre davantage connaissance de ces hommes qui avaient croisé un jour ou l’autre la route sentimentale de mademoiselle B. Je fus abasourdi de découvrir à quel point elle avait pu être assez naïve, ou idéaliste, c’est selon, pour se laisser entraîner corps et âme dans des histoires impossibles en s’éprenant sans retenue d’hommes dénués de spiritualitéfâts et carencés en amour propre, généralement névrosés au dernier degré quand ils n'avaient pas littéralement un pète au casque, parfois manipulateurs. Il suffisait qu'ils lui fassent une vague promesse d'engagement pour qu'elle se lance tête baissée dans une relation. Et de découvrir dans quel état de ruine psychologique certaines issues malheureuses de ses aventures amoureuses l’avaient laissée alors que leur dénouement pathétique semblait plus que prévisible. Je commençais à prendre conscience du danger de notre relation. Et le schéma avait une fâcheuse tendance à se reproduire : dès lors que mademoiselle B. baissait la garde et commençait à éprouver de l’attachement profond pour un homme, c’est à ce moment précis que le bougre décidait de la quitter sans crier gare.

Paradoxalement, le feuilleton sur Isaac ne me réserva que peu de surprises. Rien que ne me fût dit d’une manière ou d’une autre dans le cadre de nos échanges. Je fus certes flatté par les descriptions érotiques de nos nuits de sexe et je découvris sous sa plume qu’elle prenait un plaisir immense à faire l’amour avec moi ; manifestement je savais m’y prendre. Renarcissisant après tant d’années à douter de mes talents d’amant. Même si je ne découvrais aucun scoop, je dois admettre en toute honnêteté que la lecture assidue de son blog m’a néanmoins fait prendre conscience, avec un temps de retard, de la puissance des angoisses que faisaient naître notre relation naissante. Je n’avais pas soupçonné qu’elle soit à ce point terrorisée par l’idée que son amour pour moi puisse l’anéantir. Et cette terreur que je la quitte qui devenait une musique lancinante…

Je fus en outre stupéfié de découvrir que le désir de mademoiselle B. se cristallisait souvent autour d’une représentation fantasmée de l’apparence masculine, sous l’empire d’une attirance irrépressible pour des mâles sans relief dont les attributs virils valaient à eux seuls déclaration d’amour, des objets de désirs dans toute leur ostensible vacuité, et dont Miguel, le beau brésilien rencontré en vacances qui lui avait fait miroiter une improbable expérience exotique fut sans nul doute le spécimen chimiquement pur. A l’inverse, mademoiselle B. n’évoquait jamais de rencontres amoureuses fondées sur découverte patiente d’une personnalité, au travers du jeu progressif de la séduction permettant de faire éclore l’existence d’affinités électives partagées et de consonances spirituelles fondées sur une vision partagée du monde et de l’existence.  Cela me surprenait d’autant plus que mademoiselle B. semblait pétrie de recherche spirituelle, de distinction culturelle,  avide d’extases artistiques, amoureuse viscérale de littérature, préoccupée intimement d’écologie et encline à refaire le monde pendant des heures...  Bref, elle avait toutes les raisons du monde de vouloir faire sa vie avec un intello un tantinet évaporé ou un artiste lunaire et elle le cherchait dans une salle de sport ou en marge d’un gala de catch à la Nouvelle Orléans ! Elle me rétorquera un jour qu’elle n’avait pas le choix car elle n’avait que très rarement l’occasion de faire des rencontres dans sa ville trop petite et dénuée de vie culturelle digne de ce nom. Les trentenaires célibataires étaient une denrée rare ; à défaut de grives on mange des merles, me disait-elle en substances.

Foutaises, me dis-je… Si elle veut trouver l’homme de sa vie avec qui faire des enfants, il lui suffit d’ouvrir un compte adopte un mec et 6 soupirants au moins se mettront à genou devant elle en moins de 15 jours ! Ou sinon, elle n’a qu’à déménager dans la grande ville à 45 minutes d’ici, elle pourra vivre dans un endroit moins étriqué et plus riche culturellement. Et si le problème se situait ailleurs… Dans son incapacité à choisir entre son désir d’insoumission de femme libre et les injonctions sociales de la vie en couple et de la fondation d’un foyer, à choisir entre vivre avec un homme dans toute sa singularité et trouver le père de ses enfants … Je sais que c'est un peu plus compliqué que cela.

La galerie de portraits des hommes qui avaient partagé sa vie commençait à sérieusement m’obséder. Leur évocation sous la plume de mademoiselle B. me renvoyait inlassablement à ma propre personne, chatouillaient mon orgueil, et je commençais à souffrir de devoir être assimilé à cette engeance. Peu à peu je me prenais à détester l’idée d’être comparé à ses ex, et en particulier à ce Charles-Henri de mes deux qui l’avait larguée comme une vieille chaussette juste après lui avoir fait entrevoir l’illusion d’une vie à deux. Je valais mieux que lui, je valais mieux qu’eux. Certes, j’obligeais mademoiselle B. à être la femme de l’ombre, celle que je ne présenterais pas à ma famille et avec qui je ne partirais pas en vacances, mais moi j’avais du respect pour elle et jamais ô grand jamais je me comporterais de manière lâche avec elle.  Certes, je continuais d’aimer Victoria et de le faire savoir à mademoiselle B., mais ma passion amoureuse c’est à mademoiselle B. et à elle seule que je la réservais…  Tu parles d’une affaire.

Bien sûr, tout cela n’était qu’illusion, orgueil et vanité de ma part et j’en prenais conscience en découvrant la prose mélancolique de mademoiselle B et le feuilleton bloguesque de notre relation qu’elle livrait sur la toile. En réalité, qu’est-ce que je lui proposais au juste ? Que dalle ou presque : d’être ma maîtresse, point à la ligne. De vivre notre relation au jour le jour et de se satisfaire de notre passion amoureuse sans penser au lendemain ! J’avais commis au surplus une erreur terrible : j’avais rendu mademoiselle B. témoin de ma crise de couple et lui avais même fait miroiter l’espoir d’une rupture avec Victoria ! Déjà je n’y croyais pas moi-même. Ensuite, quand bien même rupture il y aurait, est-ce que cela signifierait que je souhaite au fond de moi refaire ma vie avec mademoiselle B ? Rien n’était moins sûr. Nous nous connaissions à peine, et même si je ressentais un amour naissant indéniable pour mademoiselle B., je ne partageais nullement sa vision idéalisée et, disons-le, très classique du couple et de l’amour inscrit dans la prison mentale de la famille nucléaire. Elle souhaitait ardemment fonder un foyer, avoir sa maison et faire des enfants. Tout ce qui me faisait horreur et que j’ai toujours considéré comme une représentation petite-bourgeoise de l’institution conjugale. Notre discussion au sujet des enfants, plusieurs semaines auparavant, m’avait plongé dans un abîme de perplexité. Je ne souhaitais pour rien au monde avoir une progéniture, cela avait toujours été écrit au frontispice de mes principes de vie. M’engager avec mademoiselle B. supposait par conséquent prendre le risque d’un déchirement inéluctable le jour où nos divergences de conception de l’amour et de la vie à deux ne seraient plus tempérées par l’excitation de la passion charnelle des débuts. Je commençais à douter…

L’homme idéal selon mademoiselle B. était décrit sur un post-it accroché à côté de son lit. Il serait à la fois « barbu, tatoué et baraqué », la comprendrait et aurait envie de faire des projets avec elle. En résumé, des attributs physiques renvoyant aux canons de l’esthétique virile mâtinés de banales qualités de conjoint. Troublant… Cela m’a beaucoup amusé de découvrir ce post-it, posé à côté d’autres post-it décrivant ses projets de vie qu’il lui fallait réussir à court terme. Une idée lumineuse de sa psy ou de sa gourou de méditation, je ne sais plus. J’en fus effrayé aussi. Décidément, je ne suis pas et ne serais jamais cet homme ; ni tatoué, ni barbu, ni baraqué, je peinais à la comprendre et n’avais guère envie de me lancer dans des projets familiaux avec elle. Pas là, pas maintenant, peut-être jamais.  Je voulais juste prolonger le plus longtemps possible ces petits moments de pur bonheur que nous vivions jusqu’à présent.

A plusieurs reprises, je tentais d'initier le dialogue sans, bien sûr, faire référence à la lecture de son blog. Je souhaitais la raisonner sur l’évolution inéluctable du couple sur le long terme. Selon moi, il est inévitable que le désir sexuel s’étiole et laisse place à une autre forme d’amour, sublimée et profonde. Elle refusait catégoriquement cette éventualité. Pour elle, l’amour devait être l’eros et la philia, l’amour charnel sans cesse entretenu et l’amour raisonnable et désintéressé qui pousse deux individus à emprunter la même direction dans le chemin de la vie. Malgré mes désaccords je devais bien admettre qu’elle marquait un point : une vie amoureuse sans passion charnelle est insipide, j’en faisais la triste expérience avec Victoria.

Je commençais à culpabiliser terriblement. Je me rendais compte que je faisais endosser à mademoiselle B. le rôle de maîtresse, de femme cachée,  et je l’avais de surcroît associée à mes problématiques de couple sans avoir perçu que cette situation la plongeait dans un état de fébrilité émotionnelle paroxystique. Et j’avais si peu de choses à lui proposer ! Je voulais évoquer avec elle ce sujet qu’elle abordait dans son blog, crever l’abcès, éventuellement la rassurer sur mes intentions. Je tentais d’ouvrir la discussion mais c’était peine perdue, d’autant que j’agissais toujours à contretemps. Les articles traduisaient en effet un état d’esprit forgé dans l’immédiateté du ressenti, or la publication des articles était séparée de plusieurs semaines des situations vécues qu’elle décrivait.

Et puis, j’ai commencé à douter du sens profond de son amour dévorant. Je n’arrivais pas à comprendre qu’elle puisse décrire des états de bouleversement intime aussi puissants alors même que nous ne nous connaissions que depuis quelques semaines.  Elle prétendait m’avoir dans la peau, m’avait même volé un pull pour sentir mon odeur quand je n’étais pas là, mais qui étais-je en définitive pour elle ? Une illusion comme tous ceux dont elle s’était épris avant moi ? J’étais plongé en plein désarroi. 

Nous étions une semaine environ avant mon anniversaire. J’avais prévu de rentrer  dans la journée du samedi chez Victoria le lendemain de mon concert Klezmer. Je m’étais résolu à mettre de l’eau dans mon vin. Il faut dire que j’avais été très touché par le petit texto d’encouragement que Victoria m’avait envoyé juste avant de monter sur scène. Cela m’avait fait plaisir et je me remémorais soudainement l’importance de son jugement et la constance de son amour pour ma création artistique.  Victoria, à qui j’ai dédié l’une de mes plus belles compositions, un titre qui porte son nom et qu’elle m’a fait l’honneur d’illustrer superbement pour un clip vidéo, celle qui m’a toujours inconditionnellement accompagné dans mon aventure musicale. Elle comprenait ma musique, mes intentions artistiques et mon langage musical, connaissait mon répertoire par cœur. J’aurais vraiment souhaité qu’elle soit là comme à presque chacun de mes concerts depuis dix ans.

Le concert s’est  très bien déroulé, et le public s’est montré enthousiaste en dépit de l’ambiance beaujolais nouveau de village cossu qui régnait dans la salle des fêtes. Notre nouveau clarinettiste a marqué les esprits même s’il y a encore un peu de boulot pour qu’il maîtrise complètement le répertoire. A la fin du concert, les gars étaient contents. Juste une petite algarade avec mon batteur  à propos de gestes que je lui aurais fait sur scène pour lui indiquer qu’il ne respectait pas les nuances. Problème récurrent. Il entretenait depuis plusieurs mois des relations assez fraiches avec moi et mon contrebassiste et je commençais à ne plus le supporter.  Pour la petite histoire, mon batteur connaissait mademoiselle B. Cette dernière avait tenté de le draguer mais il n’avait pas donné de suite à ses avances et avait préféré flirter avec #Copine 1, alias #le-sex-appeal-est-inné-chez-moi-tous-les-hommes-sont-à-mes-pieds. Il m’a interrogé sur ma relation avec mademoiselle B. pendant le catering et me suis dit que j’avais été très con d’annoncer à la bande, et surtour à lui, que je la fréquentais. 

Je suis donc rentré le lendemain chez Victoria. J’étais assez détendu et un peu euphorique comme à chaque lendemain de concert (en réalité, la scène produit des effets euphorisants comparables à la drogue chez un musicien).  Ça commençait pourtant difficilement : Victoria m’a fait une remarque assez sèche à propos de ma valise de linge sale accumulé la semaine que je déposais dans la chambre. Bref, des broutilles qui faisaient monter la tension inutilement. Et puis soudainement, je vois l’attitude de Victoria changer du tout au tout. Elle arborait une expression bizarre, un peu empruntée, presque à minauder :

« J’étais un peu tendue par nos retrouvailles, excuse-moi. Et puis j’ai des choses très importantes à te dire, mais je n’ose pas »

Nom d’une pipe en bois ! Que souhaite-t-elle m’annoncer ? Qu’elle me quitte ? Qu’elle va consulter un psy ? Qu’elle change de sexe ?

Bon, je la laisse venir, je ne dis pas un mot. Elle minaude toujours, n’ose pas pendant de longues minutes mais finalement se lance :

« Je t’ai dit que je faisais des exercices poussés de sophrologie ces derniers temps. Cela m’a beaucoup aidé pour affronter les événements et puis j’ai eu des flashs depuis deux semaines qui m’ont fait changer mon regard sur les événements.

Je me suis rendu compte qu’il n’était pas normal que tu gères seul les contraintes de double résidence et les déplacements depuis des années entre chez toi et chez nous. D’ailleurs Clara me l’avait fait remarquer, cela l’avait choquée que je ne partage pas les déplacements avec toi.

Enfin, bref, je me suis dit qu’on pourrait acheter ensemble une maison du côté de N. … [autrement dit une grande ville qui est située à mi-chemin entre mon lieu d’exercice professionnel et celui de Victoria, ville d’où nous sommes originaires, où ma mère vit, et où j’ai toutes mes attaches, notamment mon groupe, ndlr].

Ça m’obligerait à me raisonner au niveau de mes horaires de boulot et pour toi ce serait beaucoup moins pénible que les 300 bornes que tu fais chaque week-end [enfin, un peu moins ces derniers temps, ndlr]. Tu pourrais garder ton pied-à-terre à X. si tu veux, tant que tu y travailles, mais tu m’as dis qu’un gros poste se libérait prochainement à N…, et que tu avais tes chances, ça pourrait être l’occasion. »

Elle enchaîne :

« J’ai eu ce flash une nuit. Du coup, j’ai passé la semaine à faire des recherches de maison en périphérie de N. [dans un joli village en banlieue éloignée qui donne sur l’autoroute, ndlr] et j’ai pris contact avec une agence car je suis tombée amoureuse d’une baraque qui était sur leur site. Regarde. Ok, elle a été vendue mais regarde comme elle est superbe !»

Elle me montre les photos sur son i-phone avec des petits hoquets d’excitation et effectivement la baraque est splendide, une maison d’architecte très bien agencée, vraiment de très bon goût.

Elle reprend :

« J’en suis tout émoustillée. Je n’ai pensé qu’à ça cette semaine. Tu me disais que tu avais envie d’avoir ton chez toi, d’investir ton espace de vie. Tu disais aussi que je refusais de me projeter avec toi, c’est vrai. Pour le coup, ce serait l’occasion d’avoir un vrai projet de vie à deux et nous recentrer un peu plus sur notre couple. En plus on a assez d’argent de côté pour de ne pas avoir à faire de travaux. On peut se laisser le temps d’y réfléchir mais sache qu’en juin prochain, l’agence m’a dit qu’une autre maison du même type se libérait. Ça peut être l’occasion.  »

 J’en reste sans voix. Je bredouille que c’est une proposition très tentante, mais que ce n’est pas rien comme projet. Enfin bref, elle vient de me mettre à terre. Elle a parfaitement compris que je ne supportais plus de vivre comme un étudiant et que j’aspirais désormais à me sentir chez moi quelque part. Plus encore, elle reconnaît qu’elle doit recentrer sa vie autour de notre couple et qu’elle doit prendre un peu de distance avec son engagement professionnel tout en reconnaissant les efforts sacrificiels que j’ai consentis dans la vie pendulaire. Et pour la première fois dans notre relation, elle se sent prête à envisager un projet de vie à deux…

Mais ce n’est pas tout :

« Et puis j’ai une autre chose à te dire. J’ai eu un autre flash. Vraiment, mes exercices de sophrologie ont recentré mon énergie. Du coup, pour Noël, je voudrais que tu m’offres un shooting photo de nu artistique. J’en ai très envie et je me suis dit que cela m’aiderait à me réconcilier avec mon corps »

Là je commence à halluciner, je ne sais plus comment je m’appelle. Je suis totalement pris de court.

Et puis, tant qu’à faire, une petite dernière pour la route :

« Et puis j’ai réfléchi à un de tes cadeaux d’anniversaire. Je vais t’offrir un cadeau très particulier, très intime que je suis en train de réaliser. Je ne te l’offrirai qu’à Noël car ça me demandera un peu de temps. Je suis totalement excitée mais j’ai peur. »

Je n’en saurai pas plus mais je suis totalement intrigué et désormais à l’état gazeux.

« Au fait, qu’est-ce que tu as prévu pour ton anniversaire. Tu ne m’as toujours pas dit ».

Je lui annonce le plan restau étoilé avec mes cousines et ma mère. Elle est totalement enthousiasmée.

Après un petit moment de flottement, je lui dis que je suis particulièrement touché par tout ce qu’elle m’a dit. Je lui précise quand même qu’un tel projet n’est envisageable que si elle arrête de vouloir mettre la poussière sous le tapis. Que vivre à deux et acheter une baraque ensemble implique au préalable de reprendre goût l’un pour l’autre, d’accepter d’évoquer les sujets qui fâchent, de nous réconcilier avec nos corps respectifs et mutuels. Elle me répond qu’elle en est consciente et que cela doit se faire avec douceur et pas à pas :

« Tu sais comment je fonctionne. Il ne faut pas me brusquer sinon je perds mes moyens et je me referme comme une huitre. Je te l’ai dit mille fois et tu fais systématiquement le contraire. Mais quand je suis mûre dans ma tête, tu sais très bien que je me laisse convaincre et j’ai le déclic.

Cela dit, si on mène un tel projet, il faudra aussi que tu changes tes habitudes et que l’on partage les davantage les contraintes du quotidien ».

Victoria a-t-elle senti le vent du boulet de la séparation ? Soupçonnait-elle que je fréquentais une autre femme ? On peut le penser bien qu’elle ne m’ait jamais rien dit à ce sujet et n’ait jamais cherché à me confondre d’aucune façon. Visiblement elle tenait à moi et elle se sentait menacée. Mais elle me connaissait mieux que quiconque et connaissait mes failles. Là elle s’y engouffrait à fond. Sans parler de son intelligence hors-norme ; elle avait manifestement compris qu’il lui fallait temporairement fermer les yeux sur une éventuelle passade extra-conjugale de ma part tant que celle-ci lui offrait le répit nécessaire pour trouver le moyen de ne pas me perdre. Sans être obligée au surplus de passer par la remise en question personnelle que je lui demandais, ni réinterroger frontalement son rapport à la sexualité.

Elle me faisait comprendre magistralement qu’il n’y avait pas d’amour, mais uniquement des preuves d’amour. Dès lors elle me plaçait devant une alternative diabolique qui me ferait perdre des plumes dans tous les cas :

-          soit je refusais ce nouveau départ, auquel cas je devrais assumer seul la responsabilité de notre échec et d’une éventuelle rupture . A tout le moins, je ne pourrais plus lui reprocher de négliger notre couple et de ne pas avoir fait le nécessaire pour repartir sur de nouvelles bases. Je pourrais certes poursuivre ma vie bohème, mais je renonçais au confort de vie auquel j’aspirais et je ne pourrais plus avoir la moindre exigence sur son corps. ;

-          soit j’acceptais cette proposition, auquel cas je donnais du crédit à son souhait de se recentrer sur notre couple, à remettre de la séduction dans notre relation et elle m’apportait par ailleurs des gages de sincérité. Mais je devais en contrepartie m’engager dans un projet de vie qui supposait corrélativement que je tire une croix sur ma liberté sexuelle recouvrée et que je mette fin, en tout état de cause, à ma relation avec mademoiselle B.

Bref, en l’espace de vingt minutes, Victoria venait de me prendre à contre-pied de la manière la plus spectaculaire qu’il m’ait été donné de vivre. J’étais éparpillé façon puzzle. Elle venait de rebattre furieusement les cartes et me prenait à mon propre piège. Chapeau l’artiste.

Et elle me laissait 6 mois pour me décider, sans toutefois me mettre le couteau sous la gorge...

Pendant que Victoria me parlait, je pensais immédiatement à mademoiselle B. Et je savais qu’il faudrait faire un choix, un choix douloureux, et que le temps était compté.

 

 

Isaac allait désormais évoluer en pleine tragi-comédie située entre Match point de Woody Allen (la perspective d'un assassinat crapuleux en moins, du moins je l'espère) et Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) de Despléchin. L’esprit d’Isaac serait le champ de bataille où s’exécuterait l’implacable dialectique intérieure opposant amour raisonnable et passion amoureuse. Dans l’immédiat, il lui fallait retrouver mademoiselle B. Faire l’amour et vivre avec  ferveur chaque nuit avec elle comme si c’était la dernière.

Mais Victoria s’était furieusement introduite dans la danse et avait spectaculairement inversé le cours des événements. Isaac devait  trouver le moyen d’annoncer  à mademoiselle B. que les cartes étaient totalement rebattues. C’est finalement mademoiselle B. qui insistera pour qu’il lui dise la vérité.  Elle prendra un coup de poignard en plein cœur.

Désormais, plus d’empathie possible avec sa rivale. La jalousie serait désormais de la partie.

 

 

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